CINÉMA

« Bowling Saturne » – La mise à mort du sexe sacré

© Paname Distribution

Avec Bowling Saturne, Patricia Mazuy signe un retour en demi-teinte. Car si c’est bien le rouge qui donne le ton de sa fable tragique, il plonge aussi toute une partie du film dans l’obscurité.

Au commencement, deux frères. D’un côté, il y a Guillaume (Arieh Worthalter), le fils légitime, dont les saines racines l’ont tout naturellement mené à une carrière de flic appliqué et raisonnable. De l’autre côté, il y a Armand (Achille Reggiani), le bâtard, évidemment marginal et un peu renfrogné. À la mort du père, le premier hérite de son bowling, dont il choisit de céder la gérance au second. Un héritage maudit qui pèse lourd sur les épaules du jeune Armand.

Attention, cette critique décrit des scènes de grande violence.

Ce dernier hérite donc d’une nouvelle position sociale dont il use des privilèges avec une jouissance non feinte. En ce sens, il souhaite modifier les règles établies par son géniteur. Le jeune homme veut virer les chasseurs avinés, qui ont fait du bowling de leur ancien ami leur quartier général. Cette chair apathique et prédatrice n’a rien de très sexy. Et Armand, lui, veut observer, convoiter pour mieux conquérir. Ça, on le comprend dès le début, lorsque Armand se masturbe rageusement contre une voiture, sous la pluie, après s’être fait éconduire par trois jeunes femmes qu’il raccompagnait.

En fait, l’homme ne peut souffrir la présence de ceux qui, comme lui, divisent le monde en deux catégories  : prédateurs et proies. De la bête à la femme, la métaphore de Patricia Mazuy est claire  : la violence est homme, et elle s’enracine dans le même élan pulsionnel, prédateur et destructeur.

Une tragédie ordinaire

On l’aura donc compris, Bowling Saturne est une fable qui déjoue très vite la piste du thriller noir classique. En témoigne l’ancien appartement du père d’Armand, dans lequel il s’installe, véritable petit musée colonial où l’on ne serait pas surpris·e d’entendre Sardou chanter Le Temps des colonies. La réalisatrice de Peaux de vache travaille les symboles et les archétypes dans une mise en scène stylisée, parfois plus proche du téléfilm que du cinéma, mais en tout cas bien loin de la chronique pseudo-naturaliste.  

On s’étonnera donc de cette fameuse scène pivot de féminicide qui, à défaut de sang, aura fait couler beaucoup d’encre. Car au bout de vingt minutes, Bowling Saturne bascule. Armand, homme parmi les hommes, médiocre mais pas si désagréable, devient un monstre. Plus exactement, la violence constitutive de sa nature trouve enfin une réalisation effective dans le champ social. Car au cours d’une séquence très éprouvante pour la spectateur·ice, Armand met à mort une femme.

Patricia Mazuy prend pour point de départ à ce féminicide un homme et une femme, Gloria (Leïla Muse), porté·es l’un vers l’autre par un désir sexuel réciproque. C’est donc cette fois-ci loin des clichés que, dans l’appartement de feu le patriarche, Armand et Gloria s’enlacent et s’embrassent. L’homme vénère la femme, son sexe surtout, dans un enchaînement de gestes relevant plus du rituel que de la communion sensuelle. S’ensuit la relation sexuelle, jusqu’à l’orgasme. Orgasme féminin, et donc, perturbateur. Progressivement alors, Armand disjoncte et ne fait plus l’amour. Il agresse, puis, enfin, exécute sa proie. Et plutôt deux fois qu’une, puisque Gloria ne meurt pas d’emblée, elle agonise avant qu’Armand ne lui porte le coup de grâce.

Achille Reggiani dans Bowling Saturne
Achille Reggiani © Paname Distribution

Que faire de ça  ?

Notre étonnement porte ici sur les choix de mise en scène privilégiés par la réalisatrice. Filmée dans le but de donner l’impression d’une durée réelle et frontale, la séquence ne loupe pas son effet tant sa violence la rend (quasiment) insoutenable. Si elle est en réalité très chorégraphiée et découpée, le surgissement d’un parti pris esthétique réaliste dans l’économie d’un film autrement très stylisé, interroge : n’est-il possible d’appréhender les violences sexistes et sexuelles que par le prisme des corps mutilés et inertes des victimes ?

Patricia Mazuy explique en effet avoir eu le sentiment de devoir faire preuve de «  courage  » pour affronter coûte que coûte la violence de son sujet afin de mettre au jour ses rouages. Choix de vocabulaire étonnant quand on sait que, statistiquement, une large partie du public de Bowling Saturne aura déjà été victime de violences sexistes et sexuelles. Imposé, le courage relève-t-il alors encore vraiment de cette noble disposition du cœur qu’appelle la réalisatrice de ses vœux  ? La spectateur·ice sidéré·e ferait-iel ainsi preuve de lâcheté en faisant le choix de détourner le regard face à l’intolérable  ?

On pourrait s’échiner à décider si oui ou non, exposer plein cadre les violences faites aux femmes relève de l’intérêt général. Mais le critère d’utilité ne nous semble pas être pertinent pour interroger de telles images. En effet, l’irruption du plan-séquence simulacre pour mettre en scène ces violences n’est pas nouveau dans le cinéma. Nous en avions déjà discuté dans un article portant sur le dernier film de Wilma Labate, La Ragazza ha volato. Et, au vu des statistiques, l’on pourrait douter de ses effets bénéfiques.

Mais ici, le décalage entre la fable stylisée et le pseudo-réalisme du féminicide interroge. Car Armand ne s’arrête pas à ce meurtre et c’est évidemment Guillaume qui se retrouve en charge de l’affaire. Après cette parenthèse désenchantée, Patricia Mazuy retourne, l’air de rien, à sa tragédie. Les corps pleuvent, l’affaire piétine et l’on se rend compte que Guillaume ne vaut pas mieux que son frère bâtard. Des violences sexistes et sexuelles, Patricia Mazuy ne conserve que l’idée de violence. Exit le caractère systémique de celle-ci, ses racines politiques et sociologiques. En fait, la violence est plus paternelle que patriarcale.

Arieh Worthalter dans Bowling Saturne
Arieh Worthalter © Paname Distribution

Tu seras un homme, mon fils

La mythologie de Bowling Saturne fige plus qu’elle n’expose les rouages de la violence qui la constitue. Car en agençant son récit autour des notions de désir, de pulsion, et d’instinct prédateur, Patricia Mazuy semble réduire un problème politique à une vague intuition psychanalytique. La violence des hommes serait pathologique, elle relèverait de leur nature ce qui la rendrait, de ce fait, incurable.

Dans Bowling Saturne, tout s’articule donc autour des hommes puisque, de toute façon, les personnages féminins n’existent pas. Ou, s’ils existent, c’est pour mourir. À l’exception très maladroite de la militante écolo start-up nation tombant follement amoureuse de Guillaume. Celui-ci étant le flic qui l’a libérée d’une prise d’otage par un chasseur alcoolisé. Eh oui…

Dommage, car la réalisatrice lance pourtant d’autres pistes fort intéressantes. Notamment dans cette lettre laissée par une jeune femme qui se suicide en raison du harcèlement que lui fait subir Armand. Elle y explique le sentiment de honte d’avoir désiré celui qui sera ensuite devenu son bourreau. Une réflexion bienvenue sur le complexe statut de victime. La mention du sentiment de culpabilité éprouvé par la jeune femme interroge intelligemment notre façon binaire de distinguer la bonne de la mauvaise victime.

Mais Patricia Mazuy éclipse vite cette piste. Elle se recentre sur le désarroi et la culpabilité de Guillaume, celui-ci ayant renvoyé la maman de la suicidée venue lui réclamer de l’aide quelques scènes plus tôt. Après le silence de la mort, c’est celui du récit qui vient faire taire la victime une deuxième fois.

Ainsi, le rouge de la violence des hommes occulte complètement son envers : le point de vue des victimes. C’est certainement pour cette raison que le pseudo plan-séquence pivot de Bowling Saturne dérange tant. Sous ses faux-airs d’étude objective de la réalité, il n’est qu’une dénégation, ou du moins une relégation, supplémentaire du point de vue des victimes. En somme, « Sois belle et tais-toi, sois belle, je te viole, sois belle, tu vas crever, c’est ça le cinéma. » comme le résume si bien Alice Coffin dans Le Génie Lesbien.

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