Vers le paradis est le troisième livre de l’écrivaine Hanya Yanagihara. Il s’agit d’un grand roman fleuve de quelques huit cent pages qui s’étend sur trois siècles.
Tout commence en 1893. Il flotte dans l’air un parfum de fin de siècle. David Bingham vit à Washington Square avec son Grand-Père. C’est un vieux garçon reclus, très pensif, de santé fragile. Une faiblesse de dandy un peu proustienne. À New York, le nom de Bingham évoque le haut du gratin. Les Bingham ont construit beaucoup de choses, en financent de nombreuses autres. Ce sont aussi des figures historiques majeures dans cette Amérique du Nord imaginaire : les États-Unis sont désunis et une poignée d’états a fait sécession pour former les États-libres. David, en tant qu’héritier de la famille, doit se marier. Un mariage arrangé avec un nouveau riche plus âgé lui est ainsi proposé. Dans le même temps il tombe follement amoureux d’Edward, un professeur de musique sans le sous.
Vient ensuite l’année 1993. Une terrible maladie décime de nombreuses personnes. Jamais nommée, elle a des airs de Sida. C’est un tout autre David Bingham qu’imagine Hanya Yanagihara. Celui-ci est originaire d’Hawaï, une île dont il était le prince héritier et qu’il a quitté à cause d’un père troublé. Il est en couple avec Charles Griffith et ils vivent à New York dans un hôtel particulier de Washington Square. Est organisée une soirée d’adieu pour Peter, un ami de longue date de Charles qui va bientôt mourir.
2093 enfin. Il n’est plus question d’États-libres. New York est régie par des règles strictes. La ville est quadrillée en Zones et chacun·e sait quoi faire, les allers et venues étant limitées. Les virus se succèdent et ne se ressemblent pas, tant il y a de mutations. Charlie, laborantine, vit dans la Zone Huit, anciennement Washington Square avec son mari. Elle pense souvent à son Grand-Père, un certain David Bingham.
De l’utopie à la dystopie
Il faut aborder Vers le paradis comme un archéologue effectuerait ses fouilles dans différents couches du sol. Mais au lieu d’aller du plus récent au plus ancien, c’est par ordre quasi chronologique qu’une civilisation inconnue se dévoile au fil des pages. Dans Vers le paradis, le lieu est crucial. Les personnes qui y vivent sont, elles, quasiment interchangeables. Même si une destinée différente attend David Bingham en 1893 et en 2093, il sera vite oublié, sinon par l’Histoire, au moins par les générations suivantes. Vers le paradis prend le mot utopie au pied de la lettre, dans son sens fort. L’utopie, c’est le non-lieu, le lieu que l’on cherche à atteindre mais qui est, par définition, inatteignable parce qu’imaginaire.
Le New York dans lequel évoluent les David, Edward, Eden et autres Charles de tous les siècles est utopique : en 1893 les mariages entre personnes de même sexe sont la norme. Cependant, mis à part cette différence, peu de choses changent puisque la misère existe toujours, tout comme le racisme (ce qui explique sûrement la présence dérangeante de nombreux N-word dans la première partie). Dans chacune des trois fin de siècle, les personnages espèrent qu’une nouvelle époque, un nouveau lieu résoudra tout. Utopie là encore, qui est ici un autre nom pour paradis. Chaque partie se termine par la même rengaine, le même rêve et les mêmes mots : « vers le paradis ». Mais chaque nouveau siècle semble être à la fois une chute et un éternel retour. La maladie s’invite. Le politique qui en 1893 n’était qu’un bruissement lointain, se fait de plus en plus oppressant, d’abord au niveau d’une communauté (pour le sida), enfin au niveau quotidien avec une surveillance totale en 2093. Et bien sûr, les angoisses des personnages demeurent.
En superposant trois siècles, l’autrice hawaïenne Hanya Yanagihara propose un impressionnant voyage temporel. Lorsque le coronavirus à été découvert et le confinement annoncé, le plan était déjà construit dans sa tête. Cette période a donc été étrange pour elle, comme si elle l’avait anticipé. À l’heure où les dystopies (re)fleurissent en librairies (Les filles d’Egalie, Viendra le temps du feu), Vers le paradis cristallise nos angoisses avec intelligence.