SELECTION OFFICIELLE – COMPETITION – C’est l’histoire d’un âne polonais errant de mains en mains, parfois aimantes, parfois cruelles. Écrit par Jerzy Skolimowski, par « amour pour les animaux » (formulation bien ironique apparaissant au générique et qualifiant le traditionnel « aucun animal n’a été maltraité pendant le tournage ») Eo est une odyssée : celle de son protagoniste à quatre pattes.
Si l’on devait définir la sélection officielle cannoise par exclusion, il serait aisé de reconnaitre qu’elle n’est pas terre fertile pour les cinéastes en mal d’exploration formelle. Pour preuve (un peu rapide), le « choc » produit par la Palme d’or décernée à Titane l’an passé. Eo se présente donc comme une forme d’excroissance pour le moins vivante et vivifiante dans un paysage cannois aux contours uniformes.
Avec Eo, Jerzy Skolimowski arpente un continent de contrastes sur lequel l’errance de l’âne éponyme charrie tout un tas de forces antagonistes. Malgré sa durée limitée (moins de 90 minutes), Jerzy Skolimowski s’y égare d’ailleurs lui aussi en certains endroits en traçant quelques oppositions bien trop schématiques. Mais cette rigidité thématique intermittente ne doit pas faire oublier la déroutante proposition formelle d’un film proposant un véritable essai de cinéma.
Heureux qui comme Eo
Eo est donc un âne, soumis aux hommes en raison de sa nature animale. Exploitée dans un cirque, la bourrique est saisie dès le début du film par un huissier de justice. Les mœurs évoluent et le divertissement doit désormais se passer d’animaux. Commence alors un enchainement de circonstances qui feront voyager la bête jusqu’en en Italie dans la propriété d’une comtesse désargentée (spectrale Isabelle Huppert).
Chaque changement de lieu s’accompagne d’une nouvelle rencontre, donnant ainsi au film sa structure. Tel Ulysse, Eo devient le vagabond dont la ruse – et la chance – est le seul moyen de se sortir des pièges dans lesquelles il se retrouve.
Cette épure narrative apparait très rapidement comme le support d’une expérimentation formelle vertigineuse. En ce sens, l’ouverture du film est matricielle. Au centre de la piste du cirque roumain, Eo et sa partenaire s’enlacent dans un fracas musical assourdissant.
Les corps se fragmentent au rythme d’une alternance chromatique dont les deux couleurs – rouge et noir – tracent la ligne de partage qui caractérise le film. Car il s’agit bien pour Jerzy Skolimowski de renvoyer dos à dos le rouge d’un monde humain au cynisme désespérant et le noir de l’infra-humain, imperceptible aux sens du commun.
Il y a dans la démarche du cinéaste comme un air de Post Tenebras Lux de Carlos Reygadas (Prix de la mise en scène à Cannes en 2012). Au-delà du rouge endiablé et d’un plan composé presque à l’identique (lente chut d’un arbre au cœur de la forêt), c’est l’intérêt porté à la porosité de la frontière entre le visible et l’invisible qui réunit les deux films. Ces deux mondes ne font-ils qu’un ? Devons-nous nous contenter de rester sur le seuil de celui qui échappe à nos sens ?
Le visible et l’invisible
À ces questions, Skolimowski apporte plusieurs réponses d’ordre formel qui, pour clivantes qu’elles peuvent être, placent de façon bienvenue le cinéma du côté de la perception – et non seulement de celui de l’intellection. Pas étonnant donc de voir le film verser dans une forme d’excès qui ne laisse pas de répit à son spectateur – en témoigne la saturation du champ sonore (musique, bruits de destruction) qui n’épargne pas son audition.
Mais comme pour toute œuvre assumant sa démesure, Eo pêche en l’endroit même où il excelle. Dès lors, le contraste est aussi celui d’un film qui ne parvient, paradoxalement, pas à renouveler les signes renvoyant au point de vue de l’âne. L’utilisation de la caméra subjective lors de ses déplacements, redoublée par la transposition des signes d’émotions humaines (bruitage larmoyant pour la tristesse par exemple) tendent à humaniser un personnage qui n’a pourtant pas besoin de cela pour se faire compagnon de voyage du spectateur.
Il y a donc dans Eo certaines longueurs qui tiennent à cette facilité de la caractérisation de ses personnages structurée par la polarisation des passions (cruauté/bonté ; reconnaissance/désaveu ; passion belliqueuse/douceur ; innocence/cynisme) et par l’uniformité des signes qui y renvoient. Mais il y a surtout un grand désir de cinéma auquel il est difficile de résister. Un trip quasi hallucinatoire à voir dans une salle de cinéma !