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« Baby Blue » – Drôle d’humeur

Bim Eriksson © Cambourakis
Bim Eriksson © Cambourakis

Baby Blue est le deuxième album de la bédéiste suédoise Bim Eriksson, mais le premier publié en France. L’histoire commence dans une société dystopique dans laquelle le bonheur est une injonction.

Betty est serveuse dans un café. Un jour un homme de sa connaissance – son identité ne sera jamais révélée – lui laisse un iPod contenant « la plus grande collection de musiques censurées de ce pays ». À l’intérieur se trouvent toutes les chansons déprimantes de « Heaven Knows I’m Miserable No w » des Smiths à « Where is My Mind » des Pixies. Parce que dans le beau pays qu’habite Betty, la bonne humeur est de mise. Aussi, après avoir versé quelques larmes en assistant au suicide de son ami et effectué des requêtes interdites sur Internet, elle est très vite contrainte de suivre une thérapie du bonheur sous perfusion dans un hôpital. Elle y fait alors la connaissance de Berina qui fait partie de la résistance.

En 1940, Karin Boye publiait Kallocaïne, l’une des quatre principales dystopies du 20 ème siècle. Dans une société totalitaire, Leo Kall, un chimiste, mettait au point un sérum de vérité permettant à l’Etat de débusquer toute envie de liberté. Dans la BD de sa compatriote suédoise Bim Eriksson, les médecins administrent un sérum de bonheur plutôt qu’un sérum de vérité. Mais le résultat est le même : les patient·es perdent tout désir de se rebeller puisque la peur et la colère sont anesthésiées avec cet élixir. Suivant la règle fondamentale du genre, cette dystopie interroge sur le monde réel. Il y a en effet des échos certains avec l’actualité dans cette société où le bonheur affiché est le maître mot, au moment où l’extrême droite arrive au pouvoir en Suède.

Bim Eriksson © Cambourakis

Parti pris esthétique

Dans les dessins de Bim Eriksson, tout prend des proportions grotesques. Les publicités dans les rues sont démesurées et omniprésentes. Les têtes tiennent sur des corps aux épaules larges, donnant aux personnages des allures de quaterback. Les visages ressemblent à ceux de poupées vides, sans pupilles, un peu terrifiants et sans vie. On l’aura compris, ce n’est pas vraiment la beauté esthétique que cherche Bim Eriksson. Elle cherche au contraire à mettre mal à l’aise. Il se dégage de ses dessins une inquiétante étrangeté que l’on retrouve aussi, décuplée, dans Spa (2022) d’Erik Svetoft, lui aussi Suédois. Assisterait-on à une nouvelle esthétique suédoise ? Quelque chose de grinçant se dégage en tout cas de ces deux œuvres. Baby Blue adopte le ton de certains livres dystopiques : une prose sèche ou un dessin aride pour traduire l’urgence des personnages et la pauvreté du monde décrit.

When I went to preparatory art school our mentor told us that she couldn’t teach us how to draw but she could teach us how to see. I understand that what we can’t see is also a picture and a story.

Quand j’étais en prépa dans une école d’art, notre tutrice nous a dit qu’elle ne pouvait pas nous apprendre à dessiner, mais qu’elle pouvait nous apprendre à voir. J’ai compris que ce que l’on ne peut pas voir est aussi une image et une histoire.

Bim Eriksson pour Invisible Lines

Derrière les masques

Dans Baby Blue, tout est affaire de masques. Il y a ce que l’on cache et ce que l’on montre. Betty se crée une nouvelle identité en se faisant appeler Baby. Son visage, que l’on dirait déjà fait de cire, sera caché sous un masque de singe, une fois la résistance intégrée. Les policiers et autres représant·es de l’Etat sont appelé·es des « cochons », ce qui n’est pas sans rappeler les chats nazis du Maus d’Art Spiegelman, le génie de la métaphore en moins. Dans Baby Blue, tout est simplifié à l’extrême : pour décrire son humeur, la médecin demande à Betty de choisir parmi une liste de smileys. Celle-ci expliquera chercher seulement à « faire de son mieux pour faire son devoir ».

Si Baby Blue s’inscrit parfaitement dans les codes de la dystopie, de nombreux éléments sont cependant peu aboutis. La fin notamment laisse à désirer. La bédéiste termine son œuvre par un tour de passe-passe qui laisse dubitatif. Comme si l’idée de départ (une société qui force au bonheur) avait été là, solide, mais que le reste s’était ensuite construit en patchwork. Cependant, avec Baby Blue, Bim Eriksson souligne une problématique très contemporaine, puisque aujourd’hui le bonheur, sous forme de positivisme et de manuels de développements personnels, n’est plus un souhait mais une injonction.

Baby Blue de Bim Eriksson, éditions Cambourakis, traduit du suédois par Catherine Renaud, 264 p., 24 €

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