Avec Perpendiculaire au soleil, sa première BD, Valentine Cuny-Le Callet réalise un travail d’une grande beauté graphique à partir de sa correspondance avec Renaldo McGirth, condamné à mort depuis plus de dix ans en Floride.
Tu as d’abord publié tes échanges avec Renaldo McGirth sous forme de texte sans dessins dans Le monde dans 5m² avant de faire une BD. Pourquoi cette exploration de différents mediums ?
L’idée du Monde dans 5m² est venue d’un véritable besoin à la suite de la première visite que j’ai rendue à Renaldo dans le couloir de la mort. J’avais commencé à prendre des notes compulsives du récit de ces visites, et c’est quand je me suis retrouvée face à ces notes que j’ai eu besoin d’écrire un véritable récit. Je lui ai parlé de raconter nos échanges, son histoire et il était très partant. Mais une fois que le livre est paru, je me suis rendue compte qu’il y avait moyen de faire beaucoup plus. Quelque chose de plus complet qui pourrait inclure cette partie importante de nos échanges qui était toutes les images échangées. C’est un aspect d’autant plus important que Renaldo dessine. C’est à partir de là qu’on a créé Perpendiculaire au soleil qui est à la fois l’adaptation et le prolongement du Monde dans 5m².
En parallèle tu fais une thèse intitulée : « Témoigner et résister dans le couloir de la mort : contraintes, censure et Do It Yourself ». Qu’est-ce que cette approche plus académique du sujet t’apporte ?
La thèse que je fais à Paris 1 Sorbonne est une thèse un peu hybride, puisqu’en art plastique il y a une partie de pratique et une de théorie. Dans Perpendiculaire au soleil on raconte notre amitié, nos échanges et mes visites en prison, mais, dans mon parcours, j’ai eu aussi l’occasion de rencontrer d’autres personnes dont je ne parle pas forcément dans la bande dessinée. Ces rencontres m’ont donné vraiment envie de faire une étude plus large sur un sujet qui n’est pas du tout étudié.
Mais ça n’est pas étudié seulement en France, ou même aux États-Unis ?
Je n’ai rien trouvé de vraiment complet et sérieux sur le sujet. Il y a quelques « études » si l’on peut dire, mais surtout des articles assez sensationnalistes qui parlent notamment des peintures de tueurs en série sous le prisme le plus scandaleux possible. Ce qui m’intéresse c’est d’avoir une démarche scientifique. Il y a eu beaucoup de choses faites sur l’art en milieu carcéral qui portent sur la notion d’art thérapie et la place de l’art dans la réinsertion. Je m’intéresse plutôt au sujet spécifique du couloir de la mort et aux productions spontanées faites par les détenus. Et c’est une partie du sujet qui n’est pas étudiée.
Est-ce que la matérialité de l’écrit est au cœur de la BD parce que c’était essentiel à vos échanges ou est-ce que pour raconter les échanges il fallait passer par cette matérialité ?
J’ai envie de dire les deux mon général ! Il y a quelque chose qu’il faut que je précise maintenant : c’est que, juste après la publication de la BD, la Floride a entériné une nouvelle loi qui interdit aux détenus, que ce soit dans le couloir de la mort ou en dehors, de recevoir des lettres papier. Donc la plupart des échanges que je montre sont maintenant impossibles.
Bien sûr, toute la partie matérielle de la correspondance était d’une importance capitale : les différents types de papier, d’encre, la marque de la main qui a inscrit les mots ou dessiné… C’est quelque chose de très précieux. Il y a une importance du matériel, du sensible.
Valentine Cuny-Le Callet
Concrètement aujourd’hui comment faites-vous pour correspondre ?
C’est très contraignant. Via JPay qui est une société de transfert d’argent et de communication en milieu carcéral. En somme c’est un système de mails payants, puisque chaque envoi coûte ce qu’ils osent appeler un « timbre » et les prix varient selon les états. C’est maintenant le seul mode de communication que nous pouvons utiliser. C’est contraignant aussi pour tout ce qui est envoi d’images. Elles sont automatiquement compressées à l’extrême pour devenir un tas de pixels sans grand intérêt. Auparavant je faisais très attention de transmettre à Renaldo des impressions de bonne qualité et maintenant ce n’est plus possible.
Il est de plus en plus isolé en fait.
C’est ça, ça renforce l’isolement.
Y avait-il une volonté de mêler documentaire et imaginaire ?
La part de rêves, d’imaginaire, fait partie intégrante de nos échanges, donc je voulais l’introduire dans la narration de cette bande dessinée. Il y avait aussi la question de cette opposition constante entre le milieu carcéral et la nature, la faune et la flore hyper luxuriante de Floride qui est quand même une opposition particulièrement brutale quand on passe de ces bâtiments « froids » à la chaleur tropicale de la Floride et la richesse naturelle qui va avec.
C’est Thierry Groensteen qui écrivait que se dessiner c’est se mettre à distance, faire de soi un personnage. Tu parles de cette difficulté lorsque tu commences à dessiner Renaldo McGirth mais jamais pour toi-même.
J’ai eu du mal à me dessiner et en effet c’est réussir à me transformer en personnage : essayer de s’attacher à ce qui fait ma silhouette, ce qui fait mon allure, le reflet de ma manière de penser et d’être de cette époque-là. C’était très difficile.
Tout le long de la création de cette bande dessinée j’avais l’impression d’être une sorte de funambule maladroit sur un fil et de ne pas savoir de quel côté j’allais tomber, si j’allais tomber.
Valentine Cuny-Le Callet
Ça devait être assez obsédant de créer une BD, de correspondre et de faire une thèse en parallèle.
Oui c’est ça, c’est une histoire qui se poursuit, avec beaucoup de problématiques en cours. Il fallait retranscrire non seulement les faits dans le sens des « actions », mais aussi et surtout toutes les réflexions qui arrivaient au fur et à mesure. Oui de ce point de vue-là c’était un peu compliqué.
Tu as pris soin de garder un équilibre entre vous deux, que chacun de vous ait sa place, lui dans les lettres, toi dans l’action, la création concrète.
L’un des trucs assez chouettes c’est que Renaldo a une manière d’écrire qui fait que chacune de ses lettres ou presque reprend de manière très systématique ce que moi-même je disais. C’était pratique parce que ça évitait des redites et ça permettait de donner toute la place qu’ils méritaient à ses textes.
Tu dis avoir tout gardé et tout croqué dès le départ. Tu avais inconsciemment en tête de raconter cette histoire ?
Non pas tout de suite. C’est au terme de la prise de note textuelle que j’ai commencé à penser à l’idée de raconter « en dehors ». En revanche, la partie dessins, croquis, au-delà de raconter pour les autres, c’est presque ma manière à moi de vivre les évènements. Je construis ma propre mémoire avec les textes et les images.
Et comment trouver un équilibre entre le beau et le terrible ? Tu écris : « Je n’ai pas envie de trouver ça joli » en imaginant les uniformes orange des prisonniers se détachant contre le ciel bleu de Floride.
Les uniformes orange sur le bleu du ciel, c’est une de ces pensées où on ne réfléchit pas trop, qui vient et qui marque. Un peu comme en rencontrant Renaldo pour la première fois en chair et en os, je m’étais dit qu’il avait la même voix que dans ses lettres. C’est ces petites choses qui, en soi, ne veulent rien dire si on les décortique mais qui nous viennent, qui nous marquent. J’avais cette espèce d’impression bizarre d’indécence. Comme si ça allait être indécent de trouver ça beau.
Mais en fait la beauté il faut la trouver partout où l’on peut. Ce n’est pas à nous de commencer à essayer de se donner une espèce de devoir moral, de rester dans une espèce de droit chemin où les choses ne peuvent pas être belles dans des endroits terribles. Et je ne sais pas si j’ai réussi à trouver un équilibre dans la BD, mais je ne me suis pas limitée.
Si j’avais envie d’avoir cette bouffée d’air, de dessiner des complexes tapis végétaux qui se mêleraient à des récits difficiles, je me suis laissée faire. Ça a été difficile de faire cette bande dessinée, et ces moments de dessins-là ont été des vraies bouffées d’air frais.
Valentine Cuny-Le Callet
Quelle est la chose la plus importante que Renaldo McGirth t’ait apprise ?
Peut-être que le truc le plus important, c’est cette stabilité qu’on a construite entre nous, dans le sens où, dans la prison, tout ce qui est du domaine de l’habitude sont des habitudes contraintes, qui écrasent. Et soudainement on a construit ensemble une stabilité heureuse, quelque chose qui fait du bien. Il m’a apporté cette amitié-là, ce soin-là dans la durée et de ce point de vue-là il m’a apporté largement autant que ce que j’ai pu lui apporter. Oui, cette idée de prendre soin dans la durée et pas dans les actions flamboyantes de grande générosité spectaculaires, mais vraiment dans le quotidien.
Est-ce qu’une traduction de ta BD est envisagée ?
Pour ce qui est de la traduction, maintenant ça ne dépend plus de moi mais de l’intérêt d’un éditeur étranger pour avoir les droits de traduction. J’aimerais bien évidemment, parce que c’est une histoire qui est ancrée dans un autre pays. Après je pense que parler de peine de mort en France c’est aussi extrêmement important : la population est à plus de 50 % favorable à son rétablissement. Et la question des droits humains en prison est extrêmement sensible. Par le truchement de la peine de mort, on peut évoquer beaucoup de questions de dignité humaine et j’espère que ça pourra aussi servir à ça en France.
Quelle a été la réception jusqu’ici, du public notamment ?
Pour l’instant j’ai eu beaucoup de chance, j’ai été plutôt dorlotée médiatiquement. Sur Instagram j’ai des gentils messages de la part de libraires et de lecteurs. Quelques messages agressifs aussi, mais de gens qui ne m’ont pas lue. Je le sais parce que ce sont des messages qui contiennent des informations fausses. Donc pour l’instant ça va plus que bien.
Des projets pour la suite ?
Autour de ce projet-là, je vais avoir de nombreuses rencontres en librairies. Pour l’instant j’ai des rencontres scolaires prévues pour la prochaine fête du livre de Saint Etienne, mais j’aimerais bien prolonger ça. Et pour ce qui est d’autres projets, j’ai envie de travailler ma thèse et de travailler sur des albums jeunesse que j’écris et que j’illustre. Des projets qui feraient la part belle au merveilleux, à la fable, toujours avec un fond politique. Depuis que je suis toute petite je veux illustrer des livres pour enfants, donc il est temps que je m’y mette.
Perpendiculaire au soleil de Valentine Cuny-Le Callet, éditions Delcourt/Encrages, 436 p., 34€95