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Rencontre avec Pauline Desmurs : « Rendre lisible un monde devenu chaotique »

Interview Pauline Desmurs
© Pauline Desmurs

Entretien avec Pauline Desmurs qui publie Ma théorie sur les pères et les cosmonautes, son premier roman, aux éditions Denoël pour la rentrée littéraire. Un récit aussi drôle que juste, sur les thèmes universels du deuil et de l’enfance.

Grande lectrice, militante aguerrie, clown du dimanche et parfois de quelques autres jours de la semaine, Pauline Desmurs a le sens de l’éthique (et l’éthique du sens). Elle parle de journalisme comme d’une vocation irrévocable, de littérature comme d’une nécessité, et de la vie comme d’un joyeux chaos duquel surgissent autant de farces que de tragédies. L”écouter penser à voix haute est une des choses les plus galvanisantes ! On s’intéresse ici à son roman autant qu’à sa vision du métier d’auteure.

Pourquoi les cosmonautes ?

Pourquoi les cosmonautes  ? Ce terme fait référence aux Russes envoyés dans l’espace au moment de la course aux étoiles entamée pendant la guerre froide contre les astronautes états-uniens. En fait, j’ai commencé à m’intéresser à la Russie par la littérature  : Dostoievski surtout mais aussi les poètes comme Marina Tsvetaeva qui a fui la Russie au moment de la Révolution de 1917 et s’est exilée en France avant de revenir en URSS et de se suicider en 1941. Un des personnages du roman est obsédé par cette poétesse et donc il est question de Russie et de transsibérien. Il y a deux ans j’ai étudié à Moscou et voyagé jusqu’à Vladivostok. C’est dans le transsibérien que j’ai eu les premières idées pour ce livre. J’ai eu de la chance de pouvoir le faire à ce moment-là car depuis l’invasion de l’Ukraine du 24 février dernier, le contexte politique s’est encore durci. J’essaie de suivre ce qu’il se passe grâce aux médias russes indépendants qui sont en exil à Riga  : Meduza et Novaya Gazeta Evropa.

Et quel rapport as-tu aux médias français  ?

En France aussi, on a de quoi être très inquiet.es  : entre la concentration des médias dans les mains de Vincent Bolloré, la suppression de la redevance et la pseudo «  neutralité  » qui serait le gage d’un bon journalisme… Ces processus sont liés  : que signifie être neutre quand la majorité des médias appartient à Vincent Bolloré  ? Être neutre dans des chaînes comme CNews, c’est inviter sur le plateau des personnalités d’extrême droite et les laisser marteler des discours dangereux sans la moindre contradiction et sans nommer la menace que représente le fascisme.  Notre appréhension de la société est bourrée d’angles morts car on ne peut pas tout traiter et, souvent, être neutre revient à «  neutraliser  » toute remise en question du système au niveau structurel.

Par exemple, récemment, on a vu l’intérêt médiatique porté au béluga coincé dans la Seine. Et pendant qu’on parle d’un animal mignon qu’on essaie de sauver (sans faire le lien avec la destruction de nos écosystèmes causée par nos modes de production), on ignore dans un silence assez général les naufrages qui ont lieu tous les jours aux portes de l’Europe, en Méditerranée mais aussi dans la Manche. Pourtant, depuis 2014, plus de 24000 personnes sont mortes ou disparues en Méditerranée et les politiques franco-britanniques à la frontière ont fait près de quatre cent mort.es depuis les premiers camps dans les années 1990.

Penses-tu que l’on puisse parler des mêmes choses dans un roman et dans un article de journal  ?

Le journalisme s’ancre davantage dans le réel et laisse moins de place pour l’inventivité autour du langage. En ce qui concerne l’invention, ce roman raconte le deuil d’un enfant qui imagine des mots et des théories sur l’existence, car il veut rendre lisible ce monde devenu chaotique après la disparition d’une de ses figures parentales. Au-delà du style, je ne crois pas pouvoir aborder les mêmes thèmes dans un roman ou dans un article. Il y a des réalités qui sont trop éloignées de ma propre expérience du monde pour que je puisse m’en saisir et en faire un récit littéraire. Ça ne serait et ça ne sonnerait pas juste.

Mais la frontière n’est pas toujours évidente. Il y a des sujets qui m’intéressent et dont je ne sais pas encore si je m’en emparerai de façon plus romanesque ou journalistique. Par exemple, il y a trois ans j’ai écrit un premier roman qui m’a permis d’entrer en contact avec une éditrice. Il parlait d’une adolescente tombant malade et qui, peu à peu, devenait un objet aux yeux des autres. Elle se retrouvait dans un hôpital et se rendait compte qu’il n’y avait que des filles. Qu’est ce qui fait qu’autant de filles se retrouvent là, aussi jeunes, dans un espace d’enfermement ? C’est une question qui peut se déployer dans un roman mais aussi dans un documentaire radio. Je crois profondément en la radio comme un moyen de porter des voix qu’on ne sollicite pas, qu’on interrompt ou qu’on ne veut pas entendre.

Quel était le point de départ de ce roman sur l’enfance et le deuil ?

J’avais envie d’adopter le regard d’un enfant et d’explorer la sensorialité, le langage, les réflexions qui peuvent se dessiner quand on a une dizaine d’années. Notre société ne reconnaît pas encore pleinement les enfants comme des personnes et nie la complexité de leur expérience du monde. On peut penser aux remarques méprisantes et misogynes connues par Greta Thunberg qui tente de s’adresser à ceux qui ont du pouvoir pour agir sur l’exploitation et la destruction du vivant. Le fait de la trouver au mieux « mignonne », au pire « hystérique », est un moyen d’étouffer son propos. Je crois que beaucoup d’enfants ont une attention au vivant non-humain qui s’estompe parfois en grandissant, et écrire l’expérience d’une personne jeune me permettait de creuser cet aspect.

Un autre point révélateur du mépris de notre société pour les enfants, c’est l’inertie de la justice face aux violences patriarcales qu’ils subissent. En France, trois enfants par classe sont victimes d’inceste, et le système judiciaire français protège les agresseurs notamment grâce au syndrome d’aliénation parentale1. C’est un concept qui n’a pas de valeur scientifique et qui est encore largement utilisé dans les affaires de violences sexuelles intrafamiliales pour silencier les personnes (souvent les mères) qui cherchent à protéger leurs enfants.

L’histoire de Noé et de sa mère n’est pas de celles-là, mais le contexte familial est également répandu : celui d’un enfant élevé par une femme, seule avant que Beatriz ne les rejoigne, comme c’est le cas dans 1,5 millions de foyers en France. D’ailleurs, je te conseille le livre La puissance des mères : pour un nouveau sujet révolutionnaire, de Fatima Ouassak, qui a cofondé en 2016 le Front de mères. C’est un syndicat dont une des priorités est d’aider les mères des quartiers populaires à s’organiser autour des problématiques comme l’écologie, la transmission des savoirs et des mémoires, la lutte contre les inégalités scolaires, contre les violences policières, etc. Il y a des textes, des vidéos et des podcasts sur leur site.

Ton livre est résolument drôle malgré son thème.

J’ai adopté le ton de l’humour dans certains passages du livre car je ne me sentais pas assez « épaisse », pour aborder avec sérieux et profondeur certains sujets. J’aime la littérature mais ce livre n’en est clairement pas  ; c’est plutôt une expérience brève pour raconter une histoire en adoptant des yeux enfantins. Voilà, je raconte cette histoire comme un petit bout de vie qui advient et qui permet d’enchevêtrer plein de thèmes différents. Malgré le sujet, le livre est léger.

J’ai une admiration sans borne pour les écrivain.es, journalistes et toutes les personnes qui s’expriment sur des sujets nécessitant d’employer des mots qui sont si lourds que les écrire ou les prononcer peut leur coûter la vie. Je pense au mot «  guerre  » qui est passible de 15 ans de prison aujourd’hui en Russie.

Des conseils de lecture ?

Oui, toujours ! Le président des ultra-riches : chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron de Michel et Monique Pinçon-Charlot (le titre parle de lui-même) ; le tract de Julia Cagé Pour une télé libre : contre Bolloré (même remarque !) ; et enfin, Comment l’Etat s’attaque à nos libertés, d’Anne-Sophie Simpere et Pierre Januel.

Et de façon peut-être plus littéraire, penses-tu à un livre qui serait au croisement de tes intérêts (littérature, Russie et journalisme) ?

Oui, je pense aux ouvrages de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature, et en particulier à son livre Les cercueils de zinc. Il évoque la façon dont les Russes, et notamment les mères de soldats envoyés en Afghanistan, ont vécu la guerre. Pour écrire, Alexievitch écoute. Elle recueille la parole des témoins et nous livre un récit à la fois littéraire et documentaire.

Quelle sera la suite de cette aventure ?

Je serai au salon de la rentrée littéraire de Nancy le 9-10-11 septembre et au festival de Talloires le 1er et 2 octobre. N’hésitez pas à venir me dire bonjour (surtout si vous êtes de gauche haha) (mais non je rigole) (ou pas). J’adore l’humour.

Ma théories sur les pères et les cosmonautes de Pauline Desmurs, éditions Denoël, 192p., 17€

1 Concept inventé par un pédopsychiatre états-unien Richard Gardner dans les années 1980 selon lequel le parent avec lequel vit l’enfant, le plus souvent la mère, manipulerait l’enfant afin que celui-ci refuse de voir le père. Ce concept n’est pas reconnu par la communauté scientifique. Dans son avis du 27 octobre 2021 la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Civiise) appelle les professionnel.les, notamment dans le cadre de procédures judiciaires à «  proscrire le recours au pseudo syndrome d’aliénation parentale  » rappelant que «  le risque n’est pas d’inventer des violences mais de laisser passer des enfants victimes sous leurs yeux sans les protéger.  »

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