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« Le Secret de la force surhumaine » – Le retour de Bechdel

Alison Bechdel © Denöel
Alison Bechdel © Denöel

Alison Bechdel signe son troisième album graphique avec Le Secret de la force surhumaine. Après avoir parlé de son père dans Fun Home et de sa mère dans C’est toi ma maman ?, l’autrice nous offre une autobiographie sportive.

Elle nous accueille en sautillant d’une page à l’autre. Parle de sa fièvre sportive, commune à beaucoup de contemporain·es. Pourquoi ce besoin de sport ? « Quel vide ravageur nourrit cette frénésie cardio-pulmonaire ? La faillite morale et spirituelle du capitalisme tardif ? La désincarnation de nos existences de plus en plus virtuelles ? » On l’attendait depuis des années. Après des autobiographies indirectes par le biais de récits de filiations, Alison Bechdel a enfin proposé le récit de sa vie. Et pour ce faire, elle a choisit un angle original et personnel grâce au sport. L’autrice a vieilli, elle le dit. Ses performances ne sont plus aussi impressionnantes qu’avant et surtout sa peur de la mort grandit. Elle nous propose ainsi un récit comme à son habitude dense, dressant à la fois un portrait intime et sociétal.

Il n’y a que le titre qui soit discutable. Mais une fois plongé dans cette BD très dense et bavarde, on le comprend très bien. Le Secret de la force surhumaine est une référence à ces revues hyper stéroïdées des années 1970 qui montraient en couvertures des hommes ultra bodybuildés. Dans la lignée de Superman, on promettait, grâce au pouvoir de la Force, une immortalité rêvée. Le début du culte du corps parfait était lancé. C’est étonnant mais dans cette BD, s’il est certes beaucoup question de sport, il est aussi et surtout question du Soi et d’accepter la mort. Pas très engageant dit comme ça, mais c’est tout le génie d’Alison Bechdel de mêler autobiographie, sport, enjeux du monde contemporain et philosophie. Parce que rappelons-le, philosopher c’est apprendre à mourir.

Le bilan d’une vie

Pour couper court à certaines critiques, Alison Bechdel pointe dès l’incipit un point très important : « Compte tenu de notre situation extrême, vous êtes en droit de vous demander à quoi pourrait bien servir un livre de plus sur le fitness écrit par une femme blanche ». Avec l’humour qui caractérise son dessin, la case suivante la montre muette, incapable de répondre à cette question. Mais Le Secret de la force surhumaine n’est pas (seulement et heureusement) un livre sur le fitness : « J’écris sur la façon dont la quête de la forme physique a été pour moi un véhicule vers autre chose. La sensation que l’esprit et le corps ne font qu’un ».

C’est un découpage en chapitres chronologiques — chaque chapitre correspondant à une décennie des années 1960 au années 2010 — qu’à choisi la bédéaste. Jusqu’ici ses livres allaient librement de l’enfance au présent comme pour suivre le cours d’une pensée en ébullition dans une enquête. Ici, l’autrice a préféré un séquençage strict et progressif. Elle propose ainsi une sorte de synthèse de son travail, entre la chronologie de l’Essentiel des Gouines à suivre et le mélange temporel de ses autres œuvres. Les couleurs sont également à la fête : si Fun home était teinté de bleu et C’est toi ma maman était rosé, Le Secret de la force surhumaine est quant à elle une BD très colorée. Les pages multicolores (aux couleurs réalisées par sa compagne Holly Rae Taylor) alternent avec des pages en noir et blanc d’une grande sérénité.

Emerson, Coleridge, Kerouac et les autres

Se servant de la vie des autres pour mieux comprendre la sienne, Bechdel dresse des parallèles entre son parcours et celui d’autres auteur·ices. Dans C’est toi ma maman ?, elle avait déjà développé des petites saynètes de la vie de Woolf, Freud ou Winnicott. Elle y parlait alors (s’égarant quelquefois) de ses années de psychanalyse et de son rapport avec sa mère en prenant appui sur les figures phares de la psychanalyse et quelques écrivain·es du XXe siècle. Elle reprend dans sa nouvelle BD le même procédé avec des petites biographies de Ralph Waldo Emerson, Margaret Fuller, Samuel Coleridge, Jack Kerouac ou encore Adrienne Rich. Quel rapport avec le sport ? C’est que la fièvre montagnarde s’est emparée très tôt des artistes transcendantaux et de leurs descendant·es. Bechdel retrace leurs épiphanies au contact du vivant mais aussi leurs addictions à certaines substances. Elle pioche un peu de ce qui lui ressemble dans chacun·e, formant un portait mosaïque passionnant.

Comme tous ses précédents récits, Le Secret de la force surhumaine est exigeant. Le seul bémol de cette nouvelle BD est qu’elle sonne comme un clap de fin. L’autrice s’y montre fatiguée : difficilement inspirée (alors que paradoxalement elle crée un nouveau récit), anciennement addicte à l’alcool et aux somnifères… Mais c’est avec inventivité qu’elle rappelle dans le même temps que ce n’est pas pour rien que la Fondation MacArthur a déclaré qu’elle avait « changé notre notion de l’autobiographie contemporaine et développé le potentiel de la forme graphique ». Alliant exigence et légèreté, Alison Bechdel pousse en effet une nouvelle fois les limites de la BD. Elle lui accorde ses lettres de noblesse, en lui donnant une dimension intellectuelle, inventive et drôle.

Le Secret de la force surhumaine, par Alison Bechdel, trad. de Lili Sztajn, éditions Denöel Graphic, 233 p., 26€

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