LITTÉRATURE

« Cher connard » – Despentes dans la peau des autres

© Grasset
© Grasset

Roman le plus attendu (et commenté) de cette rentrée littéraire, Cher connard livre sous une forme nouvelle les obsessions de Virginie Despentes. L’autrice trace avec justesse les contours de notre époque, sans toutefois renouer avec le génie de Vernon Subutex.

Oscar Jayack, écrivain à succès, insulte en ligne Rebecca Latté, actrice à succès. Il se fait alors moucher par cette dernière qui ouvre sa lettre par la passive-agressive apostrophe « Cher connard ». Et puis la nouvelle tombe : Zoé Katana, ancienne attachée de presse de Jayack, accuse l’auteur de harcèlement, « honteuse de [s]a rage et de ne pas savoir l’articuler ». De fil en aiguille une improbable correspondance se crée entre Latté et Jayack. Il y est question pêle-mêle des quatre dernières années écoulées. De #MeToo, du coronavirus et des confinements, entre autres.

Si l’autrice de King Kong théorie (2006) ne signe pas ici son meilleur livre, elle continue de filer les nombreux thèmes qui font son œuvre (la rage, le mal-être, les luttes de classe et de genre, les addictions et l’art). Ces nouveaux personnages lui permettent de réfléchir à des enjeux de société, mais aussi au cinéma et à la littérature, deux mediums qu’elle explore. Quelle place pour les actrices de plus de 40 ans dans le cinéma ? Quel intérêt à la littérature ? sont autant de question sous-jacentes posées dans ce roman. Comme Subutex en plein trip à la fin du premier tome de la trilogie éponyme, repris en écho par une remarque du personnage de Rebecca Latté, « Je suis les autres », l’autrice devient caméléon, plurielle.

Et la seule technique qui te permette de souffler sur le désespoir, c’est l’espoir. […] Or, c’est précisément ce qui nous a été confisqué. La dystopie est devenue l’unique horizon raisonnable. […] Nos imaginaires accaparés par une conviction unique : il n’y a pas d’alternative. L’espoir, c’est bon pour les imbéciles.

Cher connard, Virginie Despentes

Ingrédients phares

Toujours là où on ne l’attend pas, Virginie Despentes maîtrise l’art de l’écart, de la volte-face, de la liberté. Elle est tout à la fois punk et féministe, ex-jury du prix Goncourt et réalisatrice, essayiste et parolière, traductrice et romancière. Elle maîtrise également l’art du titre, l’art du seuil. Ses romans ont toujours des titres intrigants  : l’oxymore des Chiennes savantes (1996), la référence à Nirvana avec Teen Spirit (2000), l’hypallage Apocalypse bébé (2012) ou Vernon Subutex, une trilogie dont le nom évoque un substitut de l’héroïne. Ici, Cher connard attire l’œil. Le contenu est d’ailleurs conforme à l’étiquette : Jayack est de bout en bout un cher connard, un parfait être humain, tantôt exécrable, tantôt sympathique.

Elle maîtrise aussi la musicalité, centrale dans ses œuvres. Pas de livre de Virginie Despentes sans une bande-son bien sentie. Dans ses romans, la musique est à la fois une bande sonore qui ronronne dans le fond et un personnage. C’est un marqueur temporel, sociologique. Elle permet de transmettre une énergie, une pulsation, un rythme. Dans Cher connard, Oscar écoute du rap US et français : Booba, PNL, mais il aime aussi l’allure de Lil Nas X et celle de Snoop Dogg. Ailleurs, les références se font discrètes. C’est plutôt au niveau du texte lui-même que le rythme fuse parfois. Punchlines et aphorismes roulent sur les pages créant des fulgurances surprenantes. Ses phrases sont courtes, musicales. Une contrainte cependant bride le style habituellement grondant de Despentes : elle doit s’adapter aux styles des personnages.

Format épistolaire

On a beaucoup comparé la trilogie Vernon Subutex a une comédie humaine balzacienne du XXIème siècle. Quelques phrases et deux caractéristiques suffisaient à l’autrice pour dresser des portraits par allusions fragmentaires. Un certain type de montre au poignet, une certaine attitude brossaient les contours sociologiques très réalistes de personnages, contours souvent mordants et cruels. Avec Cher connard, le format est nouveau et contraignant. La forme épistolaire est comme un corset assujettissant. Elle rend les échanges plus artificiels, plus didactiques aussi. Certes les points de vue sont multiples, mais ce qui faisait la force d’un double regard intérieur et extérieur dans ses autres livres disparait. La narratrice est expulsée du récit et l’ironie avec. Heureusement, Rebecca Latté tient ce rôle, comme un arbitre sans pitié. Elle apporte de la critique, de la dissonance à la complainte de Jayack. Cette multiplicité du format permet cependant d’accentuer le côté caméléon de l’autrice : à la fois belle actrice, écrivaine moche, jeune femme au bord de la crise de nerf.

Vous voulez que votre art soit pris au sérieux mais vous ne voulez pas déplaire, ni être en danger. Ce n’est même pas que ça manque de sang dans les encriers, c’est que vous voulez porter la couronne d’épines du Christ, mais sans vous égratigner le front ni porter la croix. Plus personne n’est en faveur de la provocation.

Cher connard, Virginie Despentes

Virginie Despentes n’a plus besoin d’asseoir sa réputation. Elle peut donc en profiter pour expérimenter. Si le format épistolaire de Cher connard surprend, on se laisse cependant vite prendre dans cette boucle d’échange improbable. Les trois personnages forment une même personnalité à faces multiples : fragiles, égoïstes, agaçants ou touchants. Et puis, c’est discrètement que les questions d’art poétique sont abordées et discutées au sens propre du terme. L’échange par lettre propose un paradoxe : il ouvre au débat et mure dans des subjectivités.

Cher connard de Virginie Despentes, éditions Grasset, 352 p., 22€

You may also like

More in LITTÉRATURE