À l’occasion de la sortie de son long-métrage Boum Boum, nous avons eu le plaisir de rencontrer la réalisatrice Laurie Lassalle. Elle nous raconte les coulisses de la période de sa vie qui a fait naître le film, entre manifestations et histoire d’amour.
Lors de la période de manifestations des gilets jaunes, Laurie Lassalle a emporté sa caméra et capturé les moments de lutte de ces manifestations. En parallèle, elle a également vécu une histoire d’amour. Ces deux évènements sont les fils conducteurs du film Boum Boum, dont elle nous parle aujourd’hui.
Comment qualifieriez-vous ce film, qui oscille entre objectivité et intimité ?
Je n’aime pas du tout qualifier les films de manière générale, mais beaucoup de gens se posent cette question ! On m’a notamment demandé si je faisais un documentaire ou un film : comme si un documentaire n’était pas un film. J’ai eu envie de remettre le documentaire dans le film, au sens un peu fictionnel, avec une narration, que l’on peut voir au cinéma et pas seulement à la télé.
Je dirai que c’est un documentaire de création ou quelque chose comme ça. C’est à la croisée du documentaire et du film « artistique ». Mais c’est compliqué ! C’est le fait qu’il y ait toutes ces trames narratives qui font que ce n’est pas uniquement un documentaire, mais qui nous ramène à la fiction. Ce qui est sûr, c’est que j’aime beaucoup l’hybridation, et que cela se voit dans ce film : je trouve que cela permet une complexité et une richesse, d’exprimer des contradictions et de poser des questions qui m’intéressent.
En tout cas, j’ai travaillé ce film comme on compose une fiction. J’avais aussi envie de mettre au même niveau d’intimité mon immersion au sein des gilets jaunes et dans mon histoire d’amour. Ça met immédiatement le spectateur du côté du corps et de la sensation. Et puis, pour moi, l’impudeur a quelque chose de politique. Elle permet de mettre quelque chose de l’ordre du privé sur la place publique. Et de contribuer au collectif grâce à une expérience singulière, en résonnant avec d’autres expériences vécues.
Toutes les images du film sont de vous. Pourquoi ce choix de ne rien rajouter ?
Je me suis posée la question à un moment face à la multitude d’images sur les gilets jaunes, que ce soit sur Internet ou ailleurs. Mais ce film se veut à la première personne. C’est une subjectivité qui s’exprime parmi d’autres, un corps parmi d’autres. Il y a le choix assumé de dire que c’est une seule caméra, un seul regard. Il y avait quand même la question d’utiliser les images de Pierrot, et finalement j’aurais trouvé ça injuste. C’est beaucoup trop mon histoire, c’est beaucoup trop vu par mon prisme pour que je prenne des images de quelqu’un d’autre.
Ça m’a également donné une contrainte formelle que je trouve intéressante. En fait, ça crée du hors champ, ce que je n’ai pas filmé n’est pas là, mais on peut l’imaginer. Je n’irai pas le chercher ailleurs, le rajouter. Donc cette contrainte relève également d’un choix, celui de vraiment faire vivre le film à travers mon corps, mes yeux, mais de pouvoir s’imaginer tout ce qu’il se passe hors champ. Ça forme une certaine singularité et un certain regard. J’ai choisi de filmer depuis l’intérieur, avec une caméra très proche de mon corps, et de ne pas filmer par au-dessus. Je voulais vraiment être à hauteur humaine.
Parmi toutes ces images, ces vidéos, il y a des témoignages : comment les as–tu choisis ?
Ce que j’ai aimé dans ce mouvement, c’est la multiplicité, la diversité et les contradictions des gens entre eux. J’ai voulu vraiment montrer cela : il y a des gens très différents, une réelle diversité de culture, d’environnement politique, social…
Il est très difficile d’expliquer comment on choisit quelqu’un et pas quelqu’un d’autre. Parfois, il y avait juste des paroles tellement fortes que cela paraissait impossible de ne pas les inclure dans le film. De ces paroles-là, j’ai voulu en laisser le plus possible. J’ai donc fait le choix, avec mes deux monteurs (Raphaël Lefèvre et Catherine Catella), de laisser de longs moments de témoignages, ce qui fait que cela a impacté la quantité au profit de la qualité.
Il y a eu pas mal de paroles qui moi m’ont touchée, bousculée, parfois questionnée. Et il y a aussi le fait de suivre le rythme des gilets jaunes, le rythme de ces manifestations, et que ça puisse résonner avec l’histoire d’amour. Et c’est ça tout l’enjeu du film, ces trois fils formant une tresse : les portraits, l’histoire d’amour et les manifestations.
Comment l’histoire d’amour nourrit-elle le film ?
Choisir le parti de la subjectivité, c’est assumer une position en tant que réalisatrice. C’est rappeler au public qu’il y a quelqu’un derrière la caméra, et donc assumer un choix. Le choix de l’intime s’inclut bien dans cette lignée. L’intime est une fenêtre par laquelle le public regarde un mouvement plus grand que lui. Les gens peuvent s’identifier plus facilement à mon avis, paradoxalement c’est peut-être plus universel que de vouloir documenter de manière soi-disant historique ce mouvement.
Donc le choix d’imbriquer l’histoire d’amour est très conscient. Dans mon vécu, l’histoire d’amour a été nourrie par le mouvement des gilets jaunes, et ce dernier est vu au travers du prisme de mon regard amoureux. J’ai trouvé cette coïncidence assez fascinante, qu’on tombe amoureux au début du mouvement et que l’histoire se termine en même temps que les gilets jaunes. J’ai voulu comprendre ça, et l’idée est partie de là.
L’état amoureux rend très fort, et nous rendait très curieux de rencontrer les personnes. De plus, une manifestation, c’est un mélange de corps, de désir, de reconnaissance des autres. Donc les deux modes d’expression fonctionnent bien entre eux, il se nourrissent et font un bon mélange. Être amoureuse m’a rendue plus forte et a résonné avec l’affect de la manifestation. J’ai traqué les gestes de tendresse, de soin, d’entraide lors des rassemblements. Il y a beaucoup d’histoires d’amour ou d’amitié qui naissent dans ces manifestations, juste parce que le contexte aide et est propice.
Un jour, j’ai amené une copine avec moi, pour qui c’était la première fois. On s’est retrouvées nassées, gazées, ça courait dans tous les sens. Je lui ai filé un masque, je la prends par la main pour traverser la foule, on s’en sort tant bien que mal. Elle en a retenu des regards de désir partout, des affects et une montée de désir assez fascinante, que j’ai moi aussi remarqué dans ces manifestations. Il y a une sorte d’érotisme qui rend le parallèle avec l’histoire d’amour intéressant.
À votre avis, quelle est la différence avec les autres films avec pour sujet les manifestations, les luttes ?
Je me sens un peu ovni au milieu de tous ces films ! J’assume mon geste, je crois en mon projet et je pense que ça ne dispense pas du tout de documenter un mouvement de manière plus sociologique, ample. Je pense que les différents films sont complémentaires, qu’ils vont dialoguer entre eux et raconter l’histoire d’un mouvement tous ensemble.
Les grandes références que l’on a de documentaires en voix off sont très surplombantes, très littéraires. Ça fait très autorité sans laisser énormément de place. Et ça parle souvent à la troisième personne et au passé. Pour ma part, j’ai choisi de le prendre au présent et à la 1re personne. J’ai parlé aux images, j’ai revécu chaque moment, pour faire revivre au spectateur toute l’histoire.
Plus que de m’inspirer de ces films, je me suis dit que j’allais répondre aux références avec ma vision du film.
Je voulais raconter la petite histoire dans la grande, qui est faite de tous ces petits récits.
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris lors de votre tournage ?
Une chose qui m’a réellement marquée est la différence entre les femmes et les hommes. Les femmes interrogées étaient beaucoup plus en colère que leurs homologues masculins, beaucoup plus radicales. Il y en a moins dans le film car elles ont été moins à accepter d’y figurer, mais leur colère était réelle, palpable, et surtout totale.
Cela m’a interpellée sur pourquoi les femmes plus que les hommes. C’est peut-être une histoire de violences, d’éducation, de société. Pour moi, cela est le fruit d’une double violence, il y a la violence sociale des gilets jaunes et la violence de genre. Cela redouble la colère des femmes et redouble également leur légitimité.
Comment pensez-vous, ou voudriez-vous, que les spectateurs réagissent ?
J’ai eu peur, en intégrant l’histoire d’amour dans une histoire de lutte, qu’on le prenne mal d’un point de vue moral. Qu’on voie cela comme quelque chose d’égoïste, comme un « moi je » dans un contexte qui dépasse la seule personne. Ou alors que le public s’ennuie dans ce côté de l’histoire plus personnelle. Mais finalement, les gens que j’ai rencontrés ont eu des retours assez positifs. Les personnes qui ont été gilets jaunes se sentent en empathie, se reconnaissent dans le film, même dans le côté de l’affect.
Je pense que dans l’idée, beaucoup de personnes sont réticentes à cette corrélation. Mais une fois le film vu, tout est plus clair, plus compréhensible. Ce qui m’a le plus touché, ce sont des gilets jaunes qui sont venus me voir et qui m’ont dit « Tu n’as pas fait un film sur nous, mais un film de nous ». Finalement, cette singularité dans le film permet peut-être d’ouvrir une porte plus universelle.
Boum Boum, en salle depuis le 15 juin 2022