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MARDI SÉRIE – « Sur Écoute » : Le monde sur le fil

Sur Écoute (2002-2008) - David Simon & Ed Burns © DR
Sur Écoute (2002-2008) - David Simon & Ed Burns © DR

Deux fois par mois, la rédaction se consacre au petit écran et revient sur une série pour la partager avec vous. Toutes époques et toutes nationalités confondues, ce format vous permettra de retrouver vos séries fétiches… ou bien de découvrir des pépites. Aujourd’hui, retour sur la série que beaucoup considèrent comme la plus grande de tous les temps : Sur Écoute (2002-2008) du légendaire David Simon.

Sur Écoute ou The Wire dans la langue originale, occupe une place particulière dans le monde de la série. Elle est considérée par certains comme étant la plus grande de tous les temps. Pourtant, sa popularité ne s’est pas construite en un seul jour. D’abord, les audiences sont plus à la peine que ses consœurs produites par HBO, Les Sopranos et Six Feet Under, etc. Le succès critique permet de prolonger la série qui gagne en popularité sur le tard. Sur Écoute est le symbole du premier âge d’or du format série : lent, développé, puissant, d’une cohérence implacable.

Enquêteur de la police criminelle de Baltimore, Jimmy McNullty (Dominic West) assiste la relaxe de D’Angelo « Dee » Barksdale (Larry Gilliard Jr), le neveu d’un truand, Avon Barksdale (Wood Harris) qui a silencieusement la mainmise sur toute une partie de la ville. L’affaire avorte à cause de l’intimidation d’un témoin clef. Le juge Phelan (Peter Gerety), désirant se faire élire, demande la construction d’une enquête contre Avon sur lequel la police n’a aucune once de dossier.

Be more

La première saison de Sur Écoute se concentre sur cette affaire. Mais contrairement à The Shield par exemple, le milieu policier et le milieu de la drogue sont à égalité de point de vue. Ils partagent les mêmes temps à l’écran. Tandis que l’équipe policière se monte, le spectateur assiste aux rouages du clan Barksdale et par les yeux de Dee, on découvre la vie des quartiers ouest de Baltimore.

David Simon et son scénariste Ed Burns profitent d’une profusion de protagonistes pour déployer l’intrigue en profondeur. De plus, le format sériel permet d’introduire les personnages au fur et à mesure. Par exemple, la brigade d’enquête regroupe initialement l’inspectrice Kima Greggs (Sonja Sohn), McNulty, le lieutenant Cédric Daniels (Lance Reddick). Bientôt, le poisson se révèle plus gros que prévu et des renforts composés d’indésirables sont détachés : les inspecteurs Roland Pryzbylewski (Jim True-Frost) et Lester Freamon (Clarke Peters) entre autres. Ce sont des personnages de premier plan, mais ils ne sont pas développés dès l’épisode d’intégration, mais deux ou trois chapitres plus tard. En fait, ils sont caractérisés par la manière dont ils contribuent à l’enquête. À l’échelle de toute la série, chaque personne passe par différents niveaux d’exposition. Même Jimmy McNulty, qui est le seul pouvant prétendre au statut de personnage principal, passe au troisième plan lors de la quatrième saison.

Mirage de la vie

Beaucoup de commentateurs ont attribué l’adjectif réaliste à la série. Certains parlent même d’un style documentaire à son sujet. La qualité de restitution du réel serait si bien réalisée que le travail académique s’en est servi comme objet d’étude. Bien évidemment, rejeter un éventuel réalisme est quasiment impossible. Il faut reconnaître que le travail de David Simon est particulièrement fourni. Simon est un ex-journaliste au Baltimore Sun. Il a écrit Baltimore (1991) sur la police criminelle auprès de laquelle il a observé le quotidien pendant un an. Plus tard, il co-écrit avec Ed Burns, un ancien policier, l’autre versant de son premier livre : The Corner : A Year in the Life of an Inner-City Neighborhood (1997).

L’expérience et l’expertise du showrunner infusent dans la série. Sans en abuser, des références directes à l’authentique police de Baltimore parsèment Sur Écoute. Le folklore policier prend une belle part dans l’impression de réel sur le spectateur. Même le nom d’Ed Burns, le scénariste, est directement cité comme une légende de la police. De surcroît, beaucoup de personnages ont des racines dans l’histoire de la ville de Baltimore. Le politicien Tommy Carcetti (Aidan Gillen) est une fictionnalisation à peine déguisé de Martin O’Malley. Les deux ont fait une campagne électorale basée sur la baisse de la criminalité. Les deux ont réussi à devenir maire de Baltimore, puis gouverneur du Maryland à Annapolis.

Du côté de la rue, Avon Barksdale représente le véritable gangster Nathan Barksdale. Les acteurs ne sont pas en reste. Felicia Pearson incarne une tueuse du même nom dans la fiction. L’actrice est native de Baltimore. Jugée coupable de meurtre sans aggravation à l’âge de 16 ans, elle est condamnée à 8 ans d’emprisonnement. Même en ignorant ces faits, le spectateur sent une implication particulière, la série est teintée d’exactitude.

Concept et archétype

Si le travail de fond de David Simon est impressionnant, l’idée de réel s’arrête ici. Sur Écoute bénéficie de l’esprit journalistique de Simon. Seulement, la série possède ce que tout article doit contenir : un angle. En effet, Sur Écoute est essentiellement descriptive, une chronique sociale des affres d’une grande ville. Chaque saison s’occupe d’une institution. D’abord, la police est à l’honneur, puis les docks et le port sont au centre des attentions. La troisième saison s’intéresse au domaine politique, la quatrième à l’éducation, pour aboutir à la dernière saison sur le journalisme qui fait office de synthèse. En outre, la segmentation en grands chapitres est toute sauf naturelle et sert l’intrigue plutôt de manière romanesque que réaliste.

Deux sortes de réels :

1. le réel brut enregistré tel quel par la caméra

2. ce que nous appelons réel et que nous voyons déformé par notre mémoire et de faux calculs.

Problème. Faire voir ce que tu vois, par l’entremise d’une machine qui ne le voit pas comme tu le vois.

Notes sur le Cinématographe (1975) – Robert Bresson

« The Wire would be the new Rougon-Macquart » écrivait Maze en 2014. En rapprochant Sur Écoute du cycle romanesque d’Émile Zola, on comprend alors l’adjectif naturaliste souvent associé à la série. En effet, il est plus juste de faire l’association avec le concept littéraire que le cinématographique. La mise en scène est assez peu stylisée, à la différence d’un Kechiche ou un Loach. Ces derniers esthétisent le réel, tranchant avec la réalisation de la série qui se veut invisible, plus classique. Surtout, le point de vue est résolument omniscient. Il est le reflet du regard journalistique de David Simon. Par cette posture quasiment divine, Sur Écoute se raccorde avec l’aspect scientifique du mouvement naturaliste littéraire. Pour reprendre l’expression zolienne, Sur Écoute est une série expérimentale.

Le nouveau romanesque

Pour être plus subtil, La Comédie humaine (1829-1859) s’accorde plus à la série de David Simon. Il existe réellement un souffle romantique dans la narration. L’amitié tragique entre Avon Barksdale et Stringer Bell (Idris Elba) en est la parfaite illustration. Depuis la première saison, Avon et Stringer sont des frères d’adoption, malgré une franche opposition de style. Avon est l’archétype de ce que les États-uniens appellent un OG, c’est-à-dire Original Gangster. Au fait du fameux code de la rue, beaucoup d’attitude, une notion très arrêtée de la réputation et de la famille. Stringer est le gestionnaire, le consigliere de paix, un Tom Hagen qui va aux cours du soir d’une université publique.

Lorsque Avon se fait incarcérer après la mise sur écoute de la saison 1, D’Angelo, le neveu Barksdale, est aussi arrêté. Plus fébrile, il prend de plus en plus de distance avec la famille. Sentant qu’il pourrait se retourner contre Avon, Stringer fait assassiner Dee sans en aviser son ami de toujours. Les différends en matière de gestion, la rupture du code par Stringer et la révélation de l’assassinat poussent les deux hommes à se trahir simultanément.

Durant toute la troisième saison, leur relation va se dégrader jusqu’au point de non-retour. L’avant-dernière scène de l’épisode 11 est magistrale. Avon et Stringer sont sur le toit d’un bâtiment. Ils se rappellent avec sincérité leur jeunesse, leur amitié. Chacun a abattu sa carte contre l’autre, chacun semble regretter au fond de lui. Arrive la scène finale de l’épisode qui voit la mise à mort de Stringer Bell. Le jeu d’Idris Elba est impressionnant, surtout quand son personnage réalise la trahison. La dynamique dans le déni, puis la résignation, sont l’une des plus belles réussites de ce qui est probablement la séquence la plus marquante de la série.

Robbin’ in the Hood

Omar Little (Michael K. Williams) est indubitablement le personnage emblématique de Sur Écoute, à la fois à l’intérieur et en-dehors du jeu. Il braque les vendeurs de drogue sans égard pour leur obédience. Véritable figure de cinéma, une énorme balafre barrant le visage, fusil à pompe de gros calibre, il est connu comme le loup blanc à Baltimore. S’ajoute à cela sa manière de s’annoncer en sifflant, sa politesse exemplaire, et on se retrouve face à un gentleman cambrioleur, un Robin des Bois du XXIe siècle.

Si la base du protagoniste s’inspire de la vie d’un vrai gangster, Donnie Andrew, l’enrobage d’Omar le rend totalement fictionnel. Afro-américain comme la plupart des autres figures de Sur Écoute, Omar est aussi homosexuel, comme Kima Greggs. Il y a une danse très étonnante et pertinente de la part de David Simon à propos de la virilité et de sa représentation.

Pour finir, la caractérisation rapide des protagonistes passe par leur stéréotypage. McNulty est le flic rebelle, Herc (Domenick Lombardozzi) le flic brutal, Carcetti est un politicien ambitieux, etc. Une autre scène célèbre rend bien compte des facilités d’écriture au service de l’efficacité narrative. Dans le quatrième épisode de la première saison, McNulty et son partenaire, Bunk Moreland (Wendell Pierce), se rendent sur une scène de crime froide, c’est-à-dire des semaines après une première enquête. Les deux hommes vont se mettre au travail sans rien se dire. Le spectateur peut seulement les entendre dire le mot « fuck » pendant plusieurs minutes, pour finalement retrouver une balle perdue. La séquence renvoie évidemment au genre du Film Noir. D’ailleurs, Bunk, avec son costume trois pièces, son pardessus tombant et son cigare est le limier typique du Hollywood classique.

Gomorra

Sur Écoute confère une dimension mythologique à Baltimore. La partition de la ville est simplifiée pour la clarifier. Il existe très peu de plans d’ensemble rendant compte de la gentrification. Les quartiers Est et Ouest sont indistinguables. Le port se voit consacrer toute la deuxième saison. Tout au cours de la série, la distinction entre centre-ville et périphérie est prépondérante, elle est flagrante dans la saison 4, la plus réputée de toutes.

Un groupe de collégiens en déroute scolaire, défiant le système, gagne le droit d’être emmené en ville par un membre de l’équipe éducative, Bunny Colvin (Robert Wisdom). Dans leur environnement habituel, les enfants sont tout en gueule, arrogants, sûrs d’eux-mêmes. En centre-ville, la peur change de camp. Là, les adolescents se sentent au bord du précipice, la crainte du ridicule et du jugement prennent le pas sur leur comportement accoutumé. Ainsi, la géographie se conjugue au fait social, au monde des Hommes.

Les frontières sont aussi très importantes dans Sur Écoute. Par exemple, au début de la deuxième saison, la limite entre la ville de Baltimore et le comté d’Anne Arundel fait entièrement basculer l’histoire. Enfin, les investissements immobiliers de Stringer Bell montrent les enjeux financiers que représentent les beaux quartiers d’une ville moyenne nord-américaine. La transformation de Baltimore est synonyme d’enrichissement, par la spéculation foncière à la manière dont Émile Zola dépeint Paris dans La Curée (1871). Enfin, tous les plans finaux des derniers épisodes de chaque saison se terminent sur une vue sur Baltimore.

La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme

La dernière saison est la synthèse et l’ultime note qui reste en bouche. Portant sur la presse écrite, David Simon revient au milieu qu’il connaît si bien. Comme toujours, il est question de passation de génération. Au Baltimore Sun, Gus Haynes (Clark Johnson) est un chef de pupitre expérimenté. Il dirige une nouvelle équipe à la suite d’un plan social. Alma Gutierrez (Michelle Paress) et Scott Templeton (Tom McCarthy) débordent d’ambition. Scott finit par fourvoyer son bon sens au profit de son désir de gloire et falsifie ses articles. En parallèle, Jimmy McNulty maquille des scènes de crime pour créer de toute pièce une enquête fantoche afin de rediriger les fonds vers d’autres en manque de moyens.

Le motif des enquêtes est de moins en moins légitime. La première est presque due au hasard, mais l’organisation Barksdale est importante et son démantèlement parait justifié. Dans la deuxième saison, le primum movens est une vendetta, un jeu d’influence entre le major de police Stan Valcheck (Al Brown) et Frank Sobotka (Chris Bauer), un syndicaliste des docks de Baltimore. Cependant, le gang des Grecs est suffisamment puissant pour légitimer une intervention. Pour finir avec la cinquième saison, qui est tout simplement un canular. Ironiquement, l’affaire la plus aboutie sera la dernière.

Il y a tant de chose à écrire sur Sur Écoute. En définitive, la conclusion de David Simon et Ed Burns est assez pessimiste. On peut même mettre en parallèle la cyclicité de Sur Écoute avec le sens de l’histoire de Karl Marx. Pas de libération de l’Homme par la démocratie libérale. Cette dernière permet aux individus de réussir sur le cadavre des ambitions des autres.

Sur Écoute (2002-2008) – David Simon & Ed Burns © DR

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