CINÉMA

« Le Soldatesse » – Voyage au bout de l’enfer

Le Soldatesse © Les films du Camelia
Le Soldatesse © Les films du Camelia

Avec Le Soldatesse, Valerio Zurlini propose un portrait bouleversant de la guerre, à travers un convoi de prostituées traversant une Grèce occupée. Une magnifique version restaurée est à redécouvrir en salle en ce moment.

Dans la Grèce occupée par les forces italiennes, le lieutenant Martino est chargé d’accompagner un convoi de douze prostituées, pour les « distribuer » aux bordels italiens stationnés dans la région. Marqué par les scènes de violences dont il a été témoin, Martino traverse un désenchantement brutal, qui ne va être qu’aggravé par la présence d’un officier des Chemises Noires, Alessi, au cours du voyage. Martino se lie rapidement d’amitié avec les femmes qu’il transporte, mais le voyage qui les attend les verra sombrer dans la réalité abominable de la guerre.

Valerio Zurlini attaque ici sans retenue l’Italie fasciste et les crimes dont sont responsables ses soldats. Derrière l’apparence figée d’un pays pieux, il révèle une nation qui se livre sans retenue à la violence de la guerre. Les Chemises Noires en sont l’exemple le plus évident, et leur ombre plane sur le voyage à travers le personnage d’Alessi. Lâche, avide de pouvoir, ultra-violent… Sa présence impose aux prostituées le spectre d’une animosité toute-puissante. À travers Alessi, et les soldats croisés au cours du voyage, Zurlini explore un aspect de la guerre, tristement moderne. En temps de guerre, les crimes sexuels, les viols et les violences envers les femmes explosent. L’exemple récent de l’Ukraine confirme ce postulat tragique.

L’enfer des femmes

Dans Le Soldatesse, cette réalité n’est que trop évidente : la femme, en temps de guerre, devient une simple monnaie d’échange, sans voix, ni droit. Cette atroce vérité est encore renforcée par les personnages que Zurlini choisit de montrer : des prostituées. En temps de paix, elles sont déjà au ban de la société. Abusées, méprisées, elles ne sont aux yeux des hommes que des corps à posséder. La pauvreté et la faim les enferment, comme le rappelle Elenitza au Lieutenant Martino. La faim, la peur, voilà les armes qui assurent le contrôle, sur les femmes ou sur une Grèce occupée, livrée à la domination italienne.

Mais à ces violences sales et poisseuses, Valerio Zurlini oppose une pudeur surprenante. Il filme sans concession les mains collées aux fesses et les injures, mais laisse aux vraies scènes d’amour la liberté d’exister loin du cadre. Toutes les scènes de baisers (consentis) sont filmées avec pudeur et retenue, en opposition totale avec la violence et la vulgarité des rapports entre les prostituées et les soldats. Les visages sont cachés, les bouches se rejoignent à l’abri des regards. Et les femmes de Zurlini connaissent quelques minutes de paix.

Le Soldatesse © Les films du Camelia

Mémorables Anna Karina & Marie Laforêt

Pour soutenir son propos, le réalisateur s’entoure d’un magnifique casting de femmes, parmi lesquelles deux visages, entêtants, se démarquent naturellement. Anna Karina est Elenitza. Avec ce petit air effronté qui lui est propre, elle incarne l’essence de la femme libre, incandescente. Ses grands yeux et son sourire occupent l’écran avec une grâce infinie. Elle est sublime, tendre, attachante. Comme une bouffée d’air vrai dans ce voyage vers l’enfer.

D’abord plus discrète, Marie Laforêt livre une interprétation habitée, avec ses grands yeux bleus, froids et en colère, où se reflètent les souffrances d’une existence dans la poussière. On regrette qu’elle ne se révèle vraiment que dans la deuxième partie du film, où sa sensibilité à fleur de peau, bouleversante, explose à l’écran. Équilibre subtil entre force et faiblesse, le personnage d’Eftichia lui offre le rôle d’une vie, qu’elle assume avec une férocité désarmante. Sublime.

« Que sommes-nous devenus ? »

Le Soldatesse interroge l’identité et la reconstruction de ses personnages. Martino et Eftichia sont encore jeunes, mais la guerre leur a volé la douceur et l’innocence qui devrait être la leur. Amoureux, ils ne peuvent se soustraire à cette réalité obscure : elle est grecque, il fait partie des forces qui occupent son pays. Ni l’un, ni l’autre, ne se préoccupent de la politique et des grands discours. Mais l’Histoire les a mis chacun dans un camp, les voilà ennemis.

« La vie ne s’achève pas à cause de la violence. (…) Mais nous deux, on est là. On a le même âge… mais on n’arrive pas à se regarder dans les yeux. On nous a humiliés. (…) Quand tout sera fini… qui nous rendra ces années ? (…) Pourra-t-on oublier ? »

Eftichia

Zurlini met en évidence la nette rupture entre l’ancienne génération, représentée par Alessi, le monstre fasciste, et la nouvelle génération, pour qui la guerre, omniprésente, a tout empoisonné. Cette désillusion résonne profondément dans le monde d’aujourd’hui, et questionne les notions d’identité et de patriotisme. Jusqu’où peut-on aller au nom d’un pays ? Quel avenir pour une génération qui a grandi sous les bombes ?

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