CINÉMAFilm Culte

LE FILM CULTE – « Les Harmonies Werckmeister » : Tempérament inégal

Les Harmonies Werckmeister (2001) - Béla Tarr et Ágnes Hranitzky © Pierre Grise Production
Les Harmonies Werckmeister (2001) - Béla Tarr et Ágnes Hranitzky © Pierre Grise Production

Tous les mois, la rédaction de Maze se penche sur un film culte. Après un passage chez Claude Sautet avec César et Rosalie, changement d’atmosphère avec Les Harmonies Werckmeister (2001) de Béla Tarr et Ágnes Hranitzky. D’apparence austère, son intérêt réside dans la richesse, la complexité et le rapport du spectateur à un art qui se veut sensoriel.

Les Harmonies Werckmeister conte le désœuvrement d’une petite ville de province en Hongrie. Quand un cirque étrange et mystique s’installe sur la place centrale, le corps d’une baleine pour principale attraction ; l’ordre public semble s’émailler. Au milieu de cela, János (Lars Rudolph), postier et symbole de lien social, tente de remonter aux origines du mal.

La critique cinématographique a souvent rapproché Béla Tarr vers le cinéma d’Andreï Tarkovski. En effet, la lenteur des plans, la lascivité du rythme imprimé, etc. sont des grands points communs visibles et reconnaissables avec le maître russe. Par exemple, Les Harmonies Werckmeister est composé de 39 scènes.

C’est-à-dire que deux heures trente durant, la monteuse et co-réalisatrice Ágnes Hranitzky n’a coupé que 40 fois. Par conséquent, et il est célèbre pour cela, Béla Tarr étire toutes ces scènes en plan-séquence. Par exemple, Le Cheval de Turin (2011) s’ouvre par un plan de plus quatre minutes montrant un cheval tirant un homme dans une carriole malgré de fortes rafales.

Expérience du sens et du temps

Les Harmonies Werckmeister s’ouvre sur une des plus belles scènes du cinéma européen. Gros plan sur un poêle avec un foyer toujours rougeoyant. Le tenancier du bar ouvre, éteint le feu et rejoins le comptoir pour signaler aux quelques piliers de comptoir de déguerpir. Béla Tarr translate lentement sa caméra pour changer de cadre vers un plan d’ensemble. Travelling avant quasiment imperceptible, un homme vient chercher János qui rentre dans le cadre en tournant le dos à la caméra. Travelling arrière, János place trois hommes au centre de l’établissement. L’un figure le soleil, rayonnant avec ses doigts et tournant sur lui-même. L’autre fait la terre voltant autour du premier et sur soi. Enfin le dernier représente la lune.

János montre le mouvement des astres, leurs connexions, en racontant l’arrivée de la nuit sur terre, de ses conséquences sur tout ce qui est vivant. Et puis la musique de Vig Mihály fait irruption : simplement une mélodie de trois notes conjointes descendante au piano seul. Alors que tout s’est arrêté, le jour finis par poindre, la course des planètes reprend. Sans un mot, les spectateurs probablement enivrés se mettent à tourner sur eux même s’entrechoquant sans violence comme des molécules d’eau dans un verre.

Le plan-séquence de 10 minutes fait figure de note d’intention autant artistique que scénaristique. Sur le plan esthétique, les mouvements d’appareil sont amples sans pied, excessivement lents. La photographie est très sombre, le noir et blanc n’a rien d’aplanissant comme peuvent l’être The Barber (2002) des Frères Coen ou The Artist (2011) de Michel Hazanavicius.

Contrairement au noir profond ambiant, les sources de lumière intradiégétique sont sursaturées. Elles semblent artificielles et rendent l’obscurité plus naturelle et renforcent leur inéluctabilité. Du point de vue de l’histoire, János est introduit de formidable manière. Le spectateur est saisi par la capacité du personnage à s’émerveiller du monde qui l’entoure. Tandis que l’on éteint toutes les sources de chaleur, il rassemble les fragments d’humanité perdus dans les ténèbres.

Une légende européenne

On peut rapprocher Les Harmonies Werckmeister d’un sous-genre cinématographique assez rare : une grande famille européenne déclinant par chacun de ses membres un aspect de la décrépitude de son continent. Sous-genre par nature très européen, les premiers films sont cependant d’initiative états-unienne. Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse narrant la chute de l’Europe au travers de la famille Desnoyers et Von Hartrott par la Première Guerre mondiale pour le film de Rex Ingram au début des années 20 ; sur fond de nazisme pour le remake de Vincente Minnelli en 1962. Luchino Visconti débute sa trilogie allemande par Les Damnés (1969). Le film montre la complicité de la classe bourgeoise et l’inéluctabilité de la montée de l’extrême droite.

Enfin, en 1991, Lars von Trier clôt sa trilogie de l’Europe par Europa. Film absolument crépusculaire d’un réalisateur pourtant à l’aube de sa carrière. Leopold Kessler (Jean-Marc Barr) américain d’origine allemande débarque à Francfort juste après la défaite d’Hitler. Il est engagé comme contrôleur au sein de la compagnie Zentropa. Il tombe amoureux de Katharina Hartmann (Barbara Sukowa), fille de l’industriel fondateur de l’entreprise. Leopold découvre les affres et les stigmates d’une guerre totale mise en parallèle par l’inhumanité des rapports de la famille Hartmann.

Pour Les Harmonies Werckmeister, la famille bourgeoise n’est plus le laboratoire d’une « névrose européenne », mais bien la ville en tant qu’entité sociale à part entière. Le constat est encore plus glacial, la folie n’a plus d’explication, la famille décadente et dysfonctionnelle n’est plus son substrat matériel. La faute n’est plus aux élites dans Les Harmonies Werckmeister. La mort et la destruction naît d’elle-même et pour elle-même. La raison devient instrumentale par nature et non par dévoiement.

De l’Abjection

Il est possible d’interroger Les Harmonies Werckmeister pour un autre film de Lars Von Trier, beaucoup plus récent. Vers la fin du long-métrage de Tarr et Hranitzky, la population qui s’accumulait sur la place centrale de manière inexpliquée, attaque toutes choses sans crier gare. Au bout d’un moment, la furie collective saccage un hospice, un établissement abritant des personnes visiblement fragiles.

Pic de violence inouïe dans le film, les enragés passent à tabac les pauvres résidents, cassent le mobilier, pillent la dignité des plus faibles. La caméra suit doucement comme à son habitude l’action. La discordance avec le flegme du point de vue proposé par le cinéaste hongrois est presque insupportable. Soudain, des hommes déchirent un rideau de douche. Une personne âgée, nue, se tient sans défense à la merci des agresseurs.

Alors, sans explications, toutes les personnes cuvent leur ivresse de rage, jettent leurs armes et s’en vont sans un mot en marchant. On peut interpréter que Tarr indique sa propre limite. Il s’autorise une interjection personnelle, une réflexion esthétique sur le sujet épineux de la violence à l’écran. Lars Von Trier l’a aussi fait récemment. En effet, dans The House That Jack Built (2018), Jack (Matt Dillon) exécute ses rencontres avec de plus en plus de cruauté. Étranglement, peau découpée pour confectionner un portefeuille, déjeuner sur l’herbe autour de cadavres d’enfants, etc.

Finalement, il enferme six personnes dans une chambre froide pour les tuer d’une seule balle de sniper. Seulement, il n’arrive pas à mettre le point sur sa lunette de visée. Alors, il ouvre la porte pour avoir plus de recul et se fait prendre. Trier montre à l’écran le réticule avec les hommes que l’on devine. Ici, Jack n’arrive pas à trouver la bonne focale, mais c’est Lars Von Trier qui s’adresse à qui veut bien l’entendre.

Sa limite de bassesse est atteinte. Plus intéressant encore, il ne s’arrête pas à cause de la nature même du geste. Une balle pour tuer six personnes ne semble pas plus horrible qu’obliger une mère à nourrir les cadavres de ses enfants assassinés sous ses yeux. Mais les deux réalisateurs posent un voile par principe. Tout ne doit pas être affiché, il doit rester une part de secret.

Les Harmonies Werckmeister raconte par l’art une vision du communisme. György (Peter Fitz), un oncle compositeur de János réussi à survivre aux révoltes en ayant désaccordé son piano. L’intime a cédé à la tiédeur. Tarr montre la foule comme un animal guidé par ses pulsions. Cyniquement, il dévoile l’utilisation de la masse par le Prince : le chef des agitateurs qui échappe au contrôle du cirque. Finalement, la révolution n’est qu’une histoire d’ascension personnelle.

Les Harmonies Werckmeister (2001) – Béla Tarr et Ágnes Hranitzky © Pierre Grise Production

You may also like

More in CINÉMA