Publié en 1982, perdu, republié, reperdu, le manuscrit des Jardins statuaires et son destin singulier ont déjà tout pour intriguer. Relativement peu connu jusqu’alors, ce n’est qu’en 2010 que le récit trouve son public avec sa réédition par les éditions Attila, aujourd’hui devenues Le Tripode. Grâce à son succès, la maison l’a réédité cette année.
Un voyageur découvre avec émerveillement un univers où les statues poussent comme des plantes. Les jardiniers, qui forment une sorte de collectivité, guident la poussée des statues, les entretiennent, les taillent selon le style qu’ils souhaitent – bien que leurs mœurs les amènent toujours vers un certain conservatisme esthétique. Discrets, simples, silencieux, ils semblent vivre dans une autre dimension, leur corps et leur esprit étant tout entiers occupés à la lourde tâche qui leur incombe, car la production de ces statues est au cœur de l’organisation sociale de la société des Jardins.
Entre classicisme et imaginaire
Ce devait être un petit conte philosophique, dont le but original était de dire que « l’œuvre d’art sort, et que l’artiste se contente de contrôler son élan », selon les propres mots de l’auteur. C’est devenu un roman de cinq cent pages, un lent développement d’une intrigue étrange, surréaliste et pourtant tout à fait cohérente. Sa lecture est une expérience à part entière, dont on ne sort pas indemne. L’écriture de Jacques Abeille ne recherche pas la précision. D’où l’agréable sensation tout au long du récit d’être au cœur d’un rêve. Les phrases sont issues elles-mêmes du classicisme qu’il décrit mais sans aucune lourdeur ou fioriture, et la poésie qui s’en dégage n’en est que plus grande.
La société des Jardins repose sur des règles et des traditions anciennes, établies, figées, à l’image des statues. La contrée des Jardins abrite un ensemble de domaines séparés par des murailles. Chaque domaine s’organise autour de la production des statues : vendues à l’extérieur, ce sont elles qui le font vivre. À part cette ouverture commerciale, cet univers semble quasi totalement autarcique.
Lorsqu’il commence à vouloir comprendre où sont les femmes et quel triste sort leur est réservé, le voyageur comprend qu’il est tombé sur une civilisation et des mœurs d’autant plus étranges : elles habitent dans la demeure correspondant à chaque domaine et n’en sortent jamais. En entretenant une relation avec l’une d’elles, le voyageur enfreint une loi essentielle de ce monde. Répugnant à la sentimentalité, et considérant les femmes comme des êtres vicieux, il leur paraît aberrant qu’un étranger puisse s’attacher à une femme de leur peuple. Par ailleurs, le désir fou qu’il a de s’aventurer jusqu’aux limites de ce monde, de se déplacer pour en connaître chaque parcelle, dérange lui aussi.
« Ne t’est-il jamais arrivé de découvrir quelque chose de très beau, et soudain, de souffrir très fort, et si vite que tu t’en aperçois à peine, parce que ce fragment de beauté que tu contemples, tu devrais le partager avec quelqu’un et qu’il n’y a que l’absence ? »
La fin d’un monde
Parmi les rencontres que fait le voyageur, en revanche, nombreuses sont celles à qui ces mœurs répugnent. La présence de l’étranger éveille auprès d’eux des doutes, puis de l’étonnement voyant qu’il réussit à braver les interdits de leur société, et enfin une forme de dégoût, voire de révolte face à leur condition. Naît alors le sentiment d’un passage vers un temps nouveau, qui ne se fera pas sans heurts ni douleur. Car il y aura un effondrement inéluctable, pressenti tout au long du roman. Est-ce à dire que ce qui les attend est une vie meilleure ?
Malgré eux, ils montraient la douleur où je les plongeais en venant, comme je n’avais cessé de le faire depuis quelques mois à travers le pays, leur révéler la beauté et la valeur du monde qui leur était familier, dans les temps mêmes où celui-ci allait disparaître.
Il semble que l’étranger n’a pas vraiment de prise sur l’effondrement de cette société, mais qu’il ne fait que l’accélérer. Car la jeunesse est déjà lasse de ces mœurs archaïques, et l’esthétique des statues n’a plus de succès dans le monde extérieur. Par ailleurs, la société des statues est vouée à l’effondrement en raison du sort qu’elle réserve aux femmes. Le personnage de Vanina, grand amour du voyageur et seul personnage nommé de tout le roman, est à l’image de ce passage à un monde au moins peut-être plus juste et plus égal pour les femmes.
La quête du voyageur, et donc du lecteur – qui découvre cet univers en même temps que lui – c’est au fond surtout celle des vérités humaines les plus profondes : celles de l’amour, de la beauté, de l’œuvre humaine. Évoquant Vanina, voici ce qu’il dit : « Je la suivis, penaud un peu et soulagé. Ému enfin, car je venais d’apprendre qu’en vérité nul ne se peut vanter d’avoir tout entier déchiffré ce long poème que l’amour tisse au plus nocturne de nous-mêmes, avec le fil de nos esprits insoupçonnés. »
Le récit alterne entre des épreuves et des atmosphères parfois glaçantes, des rencontres avec des personnages froids et antipathiques, et des instants comme ceux-ci, d’une beauté folle, dans la contemplation ou la révélation à soi-même d’une vérité profonde.
Les jardins statutaire de Jacques Abeille, éditions Le Tripode, 23 euros.