Je tremble, ô Matador est une adaptation du roman éponyme de Pedro Lemebel paru en 2001. Rodrigo Sepúlveda livre un film tendre et bouleversant sur l’amour, les sexualités et le pouvoir dans un Chili aux mains du dictateur Pinochet. A voir en salle le 15 juin.
Chili, 1986. Au sous-sol des milieux interlopes queers, le dragshow colore les murs froids. Le travestissement flamboyant des corps n’est certainement pas celui du sourire d’un public d’habitué.es qui, on le comprend, se retrouve ici tous les soirs ou presque. Et puis d’un coup, le grand fracas. Celui d’un pouvoir autoritaire qui s’annonce dans la violence des armes. La milice de Pinochet ouvre le feu et abat d’une balle dans le dos l’un des travestis.
La menace fait partie du quotidien de celle que la caméra suit dans la fuite et que tout son voisinage surnomme La Loca (Alfredo Castro). Mais c’est aussi au cours de cette nuit de massacre que le vieux travesti fera la rencontre d’un jeune militant de l’opposition, Carlos. Eprise du beau résistant, La Loca accepte de cacher, afin de le revoir, ce qui se révèlera être des armes.
Amer tragi-comique
La relation qui s’amorce ne prendra, on le comprend, jamais vraiment le tour d’une idylle. Carlos prépare un attentat contre Pinochet, La Loca se maintient en dehors de la sphère politique. Mais l’on sait gré à Rodrigo Sepulveda d’éviter de condamner La Loca à la position du pauvre hère manipulé.
Au contraire, le réalisateur esquisse une tendre relation entre Carlos et La Loca donnant lieu à quelques scènes bouleversantes. La prestation d’Alfredo Castro y est pour beaucoup. L’acteur parvient à rendre toute la complexité d’une Loca tout autant rêveuse romantique que lucide. Car elle le sait, comme le répètent ses ami.es, que Carlos devra partir et donc la faire souffrir. Mais elle doit et veut aussi en profiter, elle pour qui, autrement, l’existence semble interdite d’amour.
Car s’il n’est pas question d’idylle, une alliance inattendue se forme tout de même. Et si La Loca prend de plus en plus de risques moins par conviction que par affection pour Carlos, ce dernier n’est pas en reste de tendresse et de marques de reconnaissance. Je tremble, ô matador, est un bout de chemin aux accents tragi-comiques partagé entre deux individus qui y réinventent, temporairement, l’amour.

On retrouve dans Je tremble, ô matador toute la douloureuse beauté d’une écriture latino-américaine rivée à la mémoire de ceux et celles que les différentes dictatures ont effacé.es. Rodrigo Sepúlveda met ici en images corps et voix des travestis opprimés de la dictature – et de tout un ordre social machiste et homophobe qui fait le lit de bien des régimes politiques, y compris démocratiques. Sentiment d’impuissance face à cette continuité tragique que rend de façon ambivalente la fin du film de Rodrigo Sepúlveda. Fin qui reprend l’inquiétude de Pedro Lemebel dans son Manifiesto. (Hablo por mi diferencia) : « Porque la dictadura pasa / Y viene la democracia / Y detrasito el socialismo / ¿Y entonces ?/ » Et après ? La félicité des invisibles sera-t-elle toujours limitée au domaine de la fiction ?