LITTÉRATURE

« Fiévreuse Plébéienne » – Langue à langue

Poétesse queer, Elodie Petit (aka Gorge Bataille) nous ouvre ses mots pour une virée au goût de bière tiède, de corps chauds et de musique punk. Fiévreuse Plébéienne est un texte kaléidoscopique qui dilate pupilles, sexes et cerveaux.  

Citoyenne de la planète du fanzine, membre du collectif RER Q et se réclamant de Kathy Acker, Elodie Petit propose une histoire de désirs transpédégouines, de frustrations, de lutte des classes et d’écriture plagiaire. Elle écrit comme on avale, digère et fait sien.ne. Son ouvrage, Fiévreuse Plébéienne, paru en 2019 chez Rotolux Press, vient de paraître, en version augmentée, aux Editions du commun. 

Il était une fois un remake du film Dirty Dancing dans lequel Johnny Castle (AA) devient gouine et amoureuse dingue de BB (bébé tout court). BB est une petite bourgeoise qui rêve d’intégrer une «  ONG pour la Paix  » alors que Johnny est prof de danse (comme dans le film), anxieuse et prolo, elle prend de la drogue et fait une thérapie. 

Langue bâtarde

Attention ! Ne vous laissez pas trop vite aller à l’idée d’une narration linéaire. Elodie Petit greffe à cette histoire d’autres fictions, d’autres personnages, d’autres évènements. Elle laisse proliférer les excroissances poétiques. Son écriture métamorphique et expérimentale produit un texte à stratifications multiples. L’espace du livre devient espace de jeu, de montage et de superpositions. Les genres littéraires s’hybrident et s’imbriquent les uns dans les autres : pièce de théâtre, poésie, correspondance épistolaire, citation. Au milieu du livre, trois pages déploient même un manifeste, le « Manifeste de la langue bâtarde », écrit blanc sur noir. L’autrice y détaille les ingrédients de son écriture irrévérencieuse, crue, mélancolique et lyrique. 

MANIFESTE DE LA LANGUE BÂTARDE

La langue bâtarde est le fruit névrosé de l’accouplement d’une langue littéraire ténue avec un langage de rue, un argot rural une langue de trottoir, un dialogue vide de repas de famille. (…) Elle s’invente au fur et à mesure qu’elle se raconte. Elle râpe. Elle écorche. (…) Elle boit trop – elle féminise tout. Elle aime s’entourer de bâtardes. (…) Elle trouble le système bien huilé hétéro patriarche, elle pisse sur vos pompes, elle t’emmerde. Elle aime le cul, sale et direct. 

Fiévreuse Plébéienne, Elodie Petit

Avis aux détracteur.ices de l’écriture inclusive, on prescrit sans modération la lecture de ce texte non-binaire, qui sait faire se fondre les e dans les o, faire grimper les lettres au plafond ou faire mouiller les voyelles pour que les consonnes pénètrent leurs béances. Elodie Petit prend la typographie à bras le corps pour la faire vibrer et danser sur les lignes straight et normées de l’imprimerie. Elle étend les phrases jusqu’aux façades des villes : « L’espace public porte les marques de l’histoire contestataire française comme les visages portent les marques du temps ».

S’aimer gouine

Ses personnages baisent, s’aiment ou écrivent leur désir. Elodie Petit dit l’amour, l’attente insupportable, l’attachement : « Une partie de toi voudrait se perdre dans une relation amoureuse pour transcender l’idée ordinaire de la réalité (…) mais tu dois continuer à regarder à l’extérieur  ». Ses phrases provoquent, au fil de la lecture, décharges nerveuses et contractions d’excitation. Elles nous parlent d’un corps à corps dans une écriture érotique. Les rapports sensuels, les fantasmes et les fluides se font peaux. 

Je déboutonne agilement ton pantalon.

Je descends ta braguette et te touche.

Mes yeux dans les tiens tu es trempée.

(…)

Je lèche, délicate.

Tes hanches dans mes paumes,

Je t’amène plus avant, au bord du siège.

J’insiste plus et lape généreusement.

(….)

Je remonte mon index et le glisse à peine.

J’aime que tu trempes la chaise.

Fiévreuse Plébéienne, Elodie Petit

La sexualité se fait amour et foyer d’énergie puissante. Révolutionnaire, le sexe joue et jouit des rapports de domination et des codes établis. Elle propose d’autres images pornographiques qui renouvellent nos façons de mouiller. Il y a les éclipses d’excitation, les godes qui s’attachent, les spasmes torrides et les liquides éjaculés. Les sensations s’accentuent et la perception se modifie. Elodie Petit rend la langue désirable. Elle féminise les mots (sa sexe, sa clitoris, l’amoure) et se réapproprie le vocabulaire.

Plagiat is sexy

Sa langue fourchue se fait érotique, poétique et politique. Sa lutte est énervée. Elle se fout ouvertement de la mascarade sociale et de la classe bourgeoise qui « performe la précarité ». Elle chante un poème aux subalternes. Elle cherche à panser ce qui ne pourra jamais être suturé. Elle apaise les plaies ouvertes sur lesquelles sa langue glisse. Elle ouvre la boîte de Pandore de la lutte des classes. Elle donne chair aux acronymes, qui flottent dans notre monde comme des signifiants de la fragilité. RSA, HLM et PMU sont des filles qui se cherchent et se désirent.

L’autrice rend l’identité caduque et le plagiat sexy, deux moyens de nous empêcher de nous endormir sur les fonctionnements de notre société. Qui suis-je  ? La question lui importe peu  : je suis AA aussi bien que Johnny et tout ce que je désire être. Tout et rien, tout ou rien. 

L’époque actuelle + le néo-libéralisme + la littérature de développement personnel = l’injonction à se trouver soi-même et à être soi, font de l’unité ton cauchemar. (…) Une boule de soi dans la continuité parfaite de l’existence. C’est faux  ! Tu n’existes pas. Pas comme ça, pas finie, pas figée. Tu es discontinue. Une infinité de petites plaies. Nous sommes une suite de ruptures, nous changeons, nous quittons, nous évoluons. (…) NOUS SOMMES MULTIPLES et capables de tout. 

Fiévreuse Plébéienne, Elodie Petit

Elle revendique le plagiat comme manière de « se souvenir que tout est toujours emprunté aux autres  » mais aussi comme façon se créer les idoles qu’on nous a refusées. Pour cela, elle désacralise les figures d’autorités du monde culturel. Elle fait des grands écrivains traditionnels des icônes lesbiennes. Elle prend le nom de Kafka, parle à sa place et lui donne un nouveau blaze : CAF-K. Johnny fait un « feat de Sappho », la plus ancienne représentante gouine, pour poursuivre et plagier sa poésie. Rimbaud devient gouine et Michel Foucault devient Michelle. Fable protéiforme, Fiévreuse Plébéienne, attaque à la dynamite du désir les fictions que sont l’identité et le patriarcat. 

Fiévreuse Plébéienne d’Elodie Petit, Éditions du commun, 12 euros.

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