À la UneMUSIQUERencontres

Rencontre avec Maud Geffray : « Mon album raconte l’intimité des émotions »

© Alexia Cayre

À l’occasion de la sortie de son dernier album solo Ad Astra chez Pan European Recording ce vendredi 20 mai, nous avons eu l’occasion de discuter avec Maud Geffray autour d’un café. Nous avons parlé de Philip Glass, de post-punk biélorusse, d’insomnie et de rapport à l’espace… 

Dans quelques jours sortira ton nouvel album Ad Astra, est-ce que tu pourrais me raconter comment il est né, et dans quel état d’esprit tu étais quand tu l’as composé  ?

Je n’avais jamais le temps de me lancer sur mon prochain album parce que j’avais pas mal de projets, que je tournais beaucoup… j’avais notamment ce projet, Still Life, avec une harpiste sur des thèmes de Philip Glass réinterprétés. En fait je n’arrivais jamais à me poser, et à un moment tout s’est arrêté, avec les confinements, etc. J’ai donc enfin pu me poser et je me suis dit que j’allais vraiment en profiter pour démarrer page blanche.

Pour le premier album, Polaar, j’avais travaillé avec un réalisateur avec qui on était partis en Laponie pendant un mois et demi, pour être baignés dans un univers où il fait très noir – parce que l’hiver il y fait nuit 22 heures sur 24, qu’il fait très froid… C’était tout un contexte. Et là je me suis dit que j’allais démarrer page blanche chez moi. J’ai travaillé vraiment tous les jours en home-studio pendant un certain temps. Un peu comme un écrivain, je m’astreignais à me mettre dedans de façon très régulière. 

Est-ce que pour toi cet album s’inscrit dans une suite logique avec tes deux autres albums solo, Still Life (2019) et Polaar (2017) ?

Oui, complètement  ! Enfin pour moi, Polaar ce n’est pas vraiment un album, parce que c’est une pièce de 40-45 minutes, mais c’est une entièreté  : il n’y a pas de tracks très différents les uns des autres… C’est donc encore un autre travail. Mais en effet, il y a des sonorités, des intentions communes dans ces albums, une mélancolie dans la voix. Après, on ne raconte jamais la même chose selon les étapes de la vie. Je crois que c’est ça aussi  : on s’inspire un peu des moments que l’on vit, on n’est jamais les mêmes. 

Si tu devais raconter ton album, qu’est-ce que tu dirais  ?

Eh bien, le fil directeur ce serait l’intimité des émotions, et en même temps c’est comme si j’en tirais toute une palette, toutes sortes de ficelles  : c’est-à-dire que l’intro est une invitation, elle fait entrer dans l’album en douceur, puis on traverse tout un tas d’émotions jusqu’au dernier track, où on est dans une émotion beaucoup plus nocturne. C’est comme si cet album était une sorte de journée où l’on traverse beaucoup de choses, et à la fin on en arrive à la solitude nocturne.

Mais en passant aussi par des phases d’extase, de symbiose et d’harmonie avec le collectif… 

Oui, il y a toute une palette d’émotions avec effectivement des moments beaucoup plus ouverts  : quand je faisais un morceau je me disais qu’il fallait qu’un autre y réponde et offre quelque chose de différent. Quand je faisais quelque chose d’un peu deep, de triste, j’avais envie que l’autre track compense cela d’une autre façon. 

J’ai l’impression que tu utilises beaucoup ce côté dialogue entre des morceaux, mais aussi entre des voix, comme dans Break… 

Oui, j’ai beaucoup utilisé les voix  : sur la plupart des tracks c’est ma voix – exceptées celles de Koudlam et Rebeka Warrior dans les featurings – mais je l’ai beaucoup pitchée, dépitchée, ce qui fait que là aussi ce sont comme des palettes différentes de personnalité. C’est assez drôle d’aller chercher plein de matières, avec la voix notamment. 

En parlant d’émotions, tu es une grande admiratrice de Philip Glass et de son œuvre, on retrouve en commun chez vous deux ce côté épique et cette possibilité de naviguer entre des émotions assez intenses. Quelle place ont les émotions dans ce nouvel album  ?

C’est un peu le moteur. Ça démarre là, et puis après on se laisse guider. 

Il est aussi beaucoup question de chute, avec des titres comme Fallin’, I Fall at 5… De quel genre de chute parles-tu  ?

Pour le coup, Fallin’, c’est parce qu’un matin j’ai appris une nouvelle qui m’a littéralement fait tomber : c’était le décès de quelqu’un. Je cherchais des mots sur ce morceau de piano, et c’est cela qui m’est venu à l’esprit tout de suite. Après, I Fall at 5, ce n’est pas moi qui ai trouvé ce titre, c’est Rebeka Warrior. On a aussi peut-être dans ce texte des choses communes, mais pour elle l’idée c’était de parler de l’insomnie  : on tombe à cinq heures du matin, à force d’avoir tenu jusque-là, donc on est épuisé, on tombe. 

Toi aussi tu es insomniaque  ?

Je l’étais, mais là comme j’ai un petit garçon je ne peux plus l’être (rires).

Il y a beaucoup de références aux années 1990 dans tes morceaux. Que t’inspire cette époque  ?

Je pense que musicalement, on est tous un peu nostalgiques. Il y a des cycles comme ça, où il y a toujours une certaine nostalgie de ce qui se faisait vingt ans avant. Alors maintenant ça devient un peu les années 1990-2000, mais bon les années 1980 ça marche toujours aussi à fond… J’ai l’impression que la musique fonctionne avec cette idée-là de nostalgie, qu’on y est tous un peu sensibles. Donc moi aussi. Je dirais que ce n’est pas forcément conscient, je n’essaye pas d’insuffler ça, mais ça se nourrit forcément quelque part, alors ça se nourrit peut-être là. 

Qu’est-ce que tu écoutes en ce moment  ?

Là, par exemple, j’aime bien Sevdaliza. J’écoute aussi des choses plus anciennes. J’écoutais hier Molchat Doma, un groupe biélorusse qui fait quelque chose qui ressemble à Joy Division, très années 1980. Donc la musique se nourrit toujours quand même de choses passées…

Il y a des vrais ovnis sur ton nouvel album, c’est très surprenant de voir comme tu navigues entre l’eurodance, le R’n’B, entre pop et expérimental. Tu ne t’es pas mis de barrières. Est-ce que tu as l’impression d’aller vers quelque chose de toujours plus personnel dans ta musique  ?

C’est vraiment ce que j’ai fait. J’ai l’impression qu’à tous les niveaux, que ce soit dans la création, dans la façon de le montrer, dans la fabrication, dans tout, il ne faut pas se mettre de barrière. En ce moment, je suis en train de préparer un live. J’ai envie de le préparer à base de platines et d’autres éléments. Je regardais Sevdaliza, qui fait la même chose en fait. Il ne faut pas du tout s’empêcher de faire les choses comme on veut. Il n’y a plus d’histoire de bon ou de mauvais goût… Il faut être assez instinctive avec ses envies je crois. Là, c’est un peu ce que j’ai fait  : le morceau Don’t Need par exemple pourrait vraiment être un tube d’eurodance basique, si on ne lui mettait pas ces sons-là dessus qui sont des jolis sons un peu cotonneux, si on mettait des sons beaucoup plus «  vulgaires  ». L’idée c’est d’essayer de jouer avec les codes. Je prends des mélodies comme ça, mais je les travaille de manière à ce que ça fasse juste réminiscence et qu’on ne soit pas dans le premier degré. C’est essayer de jouer avec plein de codes, plein de choses.

Tu as fait des études de cinéma et l’image est quelque chose d’important pour toi. Qu’est-ce que tu imagines quand tu composes  ? 

Ça dépend, on se fait des petits tableaux quand on compose des morceaux. Par exemple le dernier morceau de l’album, Dark Paradise, quand je l’ai fait j’étais dans une chambre, seule, la nuit dans le noir en train de réfléchir. On se crée des cocons d’émotion, de moments, des contextes… J’ai l’impression que c’est important de visualiser des sensations qu’on projette après dans la musique. 

Les grands espaces, la nature, ça t’inspire aussi  ?

Oui, carrément. Avec mon groupe Scratch Massive, que je forme avec Sébastien Chenut, quand on travaille maintenant ensemble à Los Angeles, on fait une autre musique. Car c’est un autre rapport à l’espace, à la vie, on a un studio d’où on voit les montagnes… ça n’a rien à voir. Ça joue énormément.

Et un lieu beaucoup plus urbain comme Paris…

Chez moi ce n’est pas vraiment urbain, j’habite en haut d’un grand immeuble à Paris et j’ai une vue agréable. Je n’ai pas du tout l’impression d’être dans un espace enfermé comme au centre de Paris, où l’on n’a pas du tout d’horizon. Ça m’aide aussi je pense, j’aime bien composer chez moi pour cette raison-là. 

Dans les deux clips qui ont accompagné la sortie des singles Break et  Way Out, il est pas mal question de s’échapper  : une fuite amoureuse et une libération d’un quotidien difficile. Est-ce que la musique t’a libérée ?

Oui, c’est aussi un rôle de la musique pour beaucoup de gens. C’est un peu la libération de plein de choses et un moment où l’on se reconnecte. 

Comment est-ce qu’en tant que femme DJ et compositrice, tu as pu évoluer dans le monde des musiques électroniques  ?

Disons que j’ai toujours essayé de ne pas trop me poser la question, déjà quand on prend cette voie-là il y a tout un questionnement  : est-ce que ça va pouvoir durer, par exemple  ? C’est l’inconnu, c’est beaucoup d’incertitudes. Après, il faut essayer de naviguer entre les propositions, les projets, ceux dont on a envie et ceux qu’on ne veut pas faire. Là où j’ai l’impression peut-être de suivre ma route, c’est que j’aime bien collaborer avec différentes personnes, ce qui me permet de toucher à différents univers, entre des choses contemporaines et d’autres plus classiques, par exemple.

Peut-être que comme tu as commencé ta carrière en duo, c’était aussi plus simple.

Oui bien sûr. Mais c’est intéressant aussi de travailler seule, parce qu’à deux on fait des compromis, etc. Mais quand je suis avec Sébastien Chenut, on essaye vraiment de travailler à deux. Moi, j’ai besoin de faire différentes choses  : d’être DJ, de composer, seule ou avec d’autres… sinon j’aurais l’impression de faire tout le temps la même chose.

© Paul-Henri Pesquet – Scratch Massive

Dernièrement tu as mixé quelque part  ?

Je joue samedi à La Rochelle, et la dernière fois c’était à Nantes. À Paris, j’étais au T7 il n’y a pas longtemps.

En musique, est-ce qu’il y a des choses qui ne t’intéressent pas du tout  ?

Oui ça c’est sûr, il y a plein de choses qui ne m’intéressent pas du tout. Plein  ! (Rires) Même en musique électronique. Il y a aussi plein de choses qui m’intéressent dans des styles qui pourraient ne pas être mes styles de prédilection. Il y a des bonnes et des mauvaises choses dans tous les domaines. Je ne m’interdis rien. Il y a beaucoup de choses que je ne pourrais pas citer qui ne m’intéressent pas du tout (rires).

Pour revenir un peu sur Philip Glass, c’était quelqu’un qui avait une discipline de fer, même s’il n’a pas eu de succès tout de suite… Est-ce que tu dirais que toi aussi tu as cette détermination implacable concernant ton travail musical  ?

J’ai lu sa biographie, qui est absolument passionnante, publiée aux éditions de la Cité de la Musique. C’est génial, je te la conseille vraiment. Le mec n’a rien lâché. Quand il a commencé à se faire connaître, il avait 45 ans, et avant il avait été déménageur, chauffeur de taxi… Il se disait musicien de théâtre, jamais musicien tout court. Il a toujours voulu accompagner les personnes qui jouent au théâtre, d’où peut-être le fait que sa musique ne soit pas trop chargée. Il ne fallait pas que la musique prenne trop de place. C’est comme ça qu’il se définissait. Je ne pense pas avoir sa discipline, qui est assez impressionnante (rires). C’est aussi une autre époque. Mais je trouve fascinante sa façon de voir les choses. 

You may also like

More in À la Une