Carlotta Films distribue en salle depuis le 16 février les versions restaurées en 4K des six films de Kinuyo Tanaka en tant que réalisatrice. À cette occasion, Maze revient sur l’ensemble de sa filmographie, éclectique mais très cohérente.
Kinuyo Tanaka est une très grande actrice de l’âge d’or du cinéma. Elle est notamment connue pour être la muse de Kenji Mizoguchi. Néanmoins, elle tourne pendant plus de cinquante ans de carrière auprès d’autres grands maîtres : Akira Kurosawa, Mikio Naruse, Yasujirō Ozu, etc. L’importance de son activité principale occulte encore aujourd’hui son bref passage derrière la caméra pendant une décennie. L’impressionnante maîtrise de Tanaka permet de la rapprocher des immenses réalisateurs qu’elle a côtoyé.
Lettre d’amour
Tanaka commence son voyage par le récit de la reconstruction du Japon après la Seconde Guerre mondiale. Reikichi (Masaki Mori) vit dans l’ombre de son amour d’enfance perdu, Michiko (Yoshiko Kuga). Quand il ne déambule pas dans Tokyo en trompant le poids de son remords, il traduit des lettres en anglais et en français pour des femmes japonaise ayant des liaisons avec des étrangers. Un jour, Michiko réapparaît pour réclamer de l’argent auprès d’un G.I. Endormi pendant une sieste, Reikichi reconnaît sa voix et la poursuit. S’ensuivent une pluie de reproches et un torrent de larmes. La deuxième partie du film voit Hiroshi (Jūzō Dōsan), le frère de Reikichi tenter de les réunir.
Premier film, premier mélodrame. Il n’est pas étonnant de constater l’appétence de Tanaka pour le genre. Souvent centrés sur le point de vue féminin, les codes du mélodrame aident probablement à se lancer dans une première expérience. De plus, elle en a beaucoup tourné en tant qu’actrice avec Mizoguchi, mais surtout Naruse. L’ensemble manque un peu de maîtrise. Pourtant, Lettre d’amour (1953) parvient à faire discerner un cinéma serti de promesses.
La lune s’est levée
D’abord, la réalisation de La lune s’est levée (1955) devait échoir à Ozu. Mais de contretemps en contretemps, le scénario également écrit par le maître finit à la Nikkatsu, le studio de Tanaka. Le long-métrage s’ouvre sur des scènes pastorales. Mokichi Asai (Chishū Ryū) est un père de famille autour duquel gravitent ses trois filles, elles sont toutes en âge de se marier. L’influence d’Ozu transpire jusque dans la réalisation. La première apparition de la famille entière est filmé au ras du sol en plan d’ensemble. Kinuyo Tanaka s’approprie les thématiques de son ami : la vieillesse et le rapport aux enfants (Voyage à Tokyo), l’occupation américaine et la mémoire de la guerre (Le goût du Saké). Ici, Tanaka gagne en subtilité par rapport à Lettre d’amour. L’influence états-unienne est traduite par la musique employée, le style vestimentaire, etc.
L’humour est une autre marque d’Ozu. En effet, le premier segment de La lune s’est levée surprend par son ton. Le tempo narratif est résolument comique. La maladresse d’Ayako (Yōko Sugi) et de Wataru Amemiya (Kō Mishima) envers l’un et l’autre est l’objet de l’amusement de la sœur d’Ayako et de son ami. On est presque dans une comédie de remariage hollywoodienne.
Maternité éternelle
Maternité éternelle (1955) est la synthèse des deux premiers essais. Tanaka pousse les curseurs du mélodrame au maximum. Tout y est. Maladie, divorce, amour caché ou contraint, et agonie. La lune s’est levée montre les sœurs Asai interagir ensemble ou Setsuko peut être considérée comme le protagoniste. Pourtant, Maternité éternelle ne quitte jamais Fumiko Shimojō (Yumeji Tsukioka). Comme dans les films occidentaux, l’héroïne supplante l’environnement qui l’entoure. Elle devient le centre de l’action et des émotions.
Le spectateur est saisi par l’interprétation de Yumeji Tsukioka. Elle incarne parfaitement cet esprit de liberté contrainte par ses propres liens mentaux. Sa compréhension de la fin de vie surpasse beaucoup de films pourtant spécialisés dans le sujet. Une telle performance est à ranger au côté de celle de Harriet Andersson dans Cris et Chuchotements.
La Princesse errante
La Princesse errante (1960) est le premier film en couleur de la réalisatrice. Le format de l’image s’élargit comme dans les films américains. Tous les long-métrages précédents étaient en 1,33:1, La Princesse errante hérite d’un imposant 2,35:1. Cette disposition se raccorde à la grandeur du sujet. Ryūkō (Machiko Kyō), jeune noble japonaise, se marie politiquement avec le frère de l’empereur du Mandchoukouo. Le film est complètement raté. Tanaka veut transposer le mélodrame flamboyant typiquement américain pour une fresque historique. Seulement, si l’exposition est dramatiquement longue, certains ressorts sont, au contraire, balancés d’un coup. De surcroît, la bande sonore est assez insupportable.
Qu’y a-t-il à retenir de La Princesse errante ? Kinuyo Tanaka témoigne de la chute de l’empire japonais. L’histoire de la Mandchourie est assez passionnante. Objet de convoitise des puissances régionales (Japon, Chine, U.R.S.S.) en proie à de fortes interrogations sur son identité. La Princesse errante effleure la culpabilité de l’impérialisme nippon. Mais il reste assez complaisant avec le pouvoir colonial en euphémisant la violence de l’occupant japonais.
La Nuit des femmes
Kuniko (Chisako Hara) est une ancienne prostituée sortant d’un centre de réinsertion dirigé par Madame Nogami (Chikage Awashima). Elle incarne l’espoir de toute les pensionnaires par sa volonté de s’en sortir. Bon an, mal an Kuniko finit par atterrir dans une pépinière de rose où elle entrevoit l’espoir d’une nouvelle vie. Ici, Tanaka garde le format très spectaculaire du 2.35:1. Paradoxalement, la mise en scène de la réalisatrice est plus sobre, mais plus assumée. La Nuit des femmes (1961) comporte beaucoup de plans-séquences fixes, sans mouvement d’appareil. Et même s’ils ne sont pas d’une longueur extraordinaire, c’est le signe d’une plus grande confiance de la Japonaise en son art.
Une nouvelle fois, l’influence des États-Unis transpire au travers du film. L’incipit, avec l’utilisation de la voix hors-champs, est une évocation évidente du film noir. Cependant, la Nuit des femmes n’est pas un policier. Comme dans tous ses films, Tanaka retrouve le mélodrame. À noter que la restauration est particulièrement réussie sur cet opus.
Mademoiselle Ogin
Mademoiselle Ogin (1962) est le dernier film de la réalisatrice. Elle s’essaye au Jidai-geki, genre du film médiéval japonais. Ogin (Ineko Arima) tombe amoureuse d’Ukon Takayama (Tatsuya Nakadai), un seigneur chrétien tombé en disgrâce à cause de sa foi. Contrariée par l’objet même de son désir, Ogin finit par en épouser sans amour un autre homme. Ici, le spectateur n’est pas dupe, le cadre formel a changé, mais le type de films reste le même. Toutefois, Kinuyo Tanaka s’adapte au genre qui requiert une certaine démonstration de moyens. Par exemple, l’exposition montre un camp militaire assez fourni, des accessoires, des figurants, etc. De plus, c’est la première fois qu’elle dirige un acteur aussi physique dans son jeu que Tatsuya Nakadai. Tanaka l’utilise à merveille par une performance très posturale et peu de dialogue.
Encore une fois, Kinuyo Tanaka interroge le rapport entre le Japon et l’Occident. Pour son dernier film en tant que réalisatrice, elle remonte aux origines des échanges : le commerce et la religion. La présence étrangère n’est presque jamais figurée. Seul un prêtre roux présent à l’écran rappelle la réalité des rapports. Sinon, le contre-pouvoir commercial n’est montré que par la peur du pouvoir en place. Le camp du seigneur Hideyoshi Toyotomi (Osamu Takizawa). Un camp à l’autorité verticale et à la violence diffuse au sein de la société et qui brandit la tradition contre l’évolution. Mais le beau-père d’Ogin, Sen no Rikyū (Ganjirō Nakamura), maître de thé renommé, rappelle que Toyotomi s’écarte de l’esprit de la cérémonie du thé. Toutefois, cet Occident n’est pas considéré par Tanaka comme un objet par essence libérateur. En effet, il est l’incarnation du frein entre Mademoiselle Ogin et l’expression de son bonheur.
Une réalisatrice féministe ?
Il est tentant de considérer Kinuyo Tanaka comme un modèle, une pionnière du regard féminin dans un milieu très largement dominé par les hommes. Seulement, le Japon des années 1950 est encore très conservateur. Certains propos ont assez mal vieillis. Dans Lettre d’amour, les paroles de Reikichi envers Michiko sont particulièrement dures, peu compréhensif de la situation de la jeune femme. Souvent, le mariage est considéré comme le moyen de rédemption. La Nuit des femmes est le parfait exemple, Kuniko n’envisage pas le mariage car elle ne s’en juge pas digne.
Malgré tout, Tanaka inclut beaucoup de séquences sans hommes. Les sœurs Asai sont souvent montrées communiquant entre elles dans La lune s’est levée. La servante d’Ogin, protège souvent sa maîtresse : lorsque le mari d’Ogin veut frapper sa femme de rage, elle l’en empêche, bravant l’interdit hiérarchique. Ce genre de personnages, féminins, libres et indépendants persiste et infuse dans toute la filmographie de la réalisatrice.
Pour conclure, la rétrospective Kinuyo Tanaka, initié par le festival Lumière et distribué par Carlotta films, permet d’accéder à une œuvre riche et complexe. Si certains films sont inégaux, l’apport global de la réalisatrice nippone n’a pas tant d’éléments à envier aux autres grands maîtres avec qui elle a tourné.