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Rencontre avec Pascal Tagnati : « J’aime raconter des choses qui sont à ma hauteur »

Pascal Tagnati
@ Isabelle Nègre - ACID Cannes 2021

Pour la sortie de son premier long-métrage, I Comete, sélectionné à l’ACID 2021, nous avons échangé avec l’acteur, auteur, metteur en scène et réalisateur Corse, Pascal Tagnati. Rencontre.

Quelle a été la genèse de ton premier long métrage ? 

L’envie de faire dialoguer des figures, des personnages, des voix qui m’habitaient depuis que je suis tout petit. Je suis né, j’ai grandi et je vis en Corse. J’en sors pour travailler. À l’instant de l’écriture du film, c’était 37 ans de vécu, de personnages croisés qui m’ont marqué, qui font partie de ma vie de famille ou amicale. C’est toute une famille que j’ai voulu remettre en scène dans le cadre d’un été au village, car c’était le seul moyen pour les faire tous dialoguer, comme une grande tablée de Noël. Je voulais raconter la vie d’un été au village, en tout cas le mien. Ça reste mon point de vue, mon imaginaire, ça ne fait foi de rien. Le film ne fait que traduire ce que j’ai voulu voir et mettre en scène. J’exorcise des voix dans ma tête. 

Tu es acteur, metteur en scène, tu avais déjà réalisé des courts métrage, c’était le moment pour réaliser un premier long-métrage ? 

Oui. C’était une idée que j’avais déjà, qui traînait. Mais ce récit est aussi une continuité de ce que j’ai fait jusqu’à présent, même avant. Ça reste la continuité de mon imaginaire. Alors là, je joue aussi, c’est un accident, ça ne devait pas être moi. L’acteur qui devait jouer le rôle de Théo ne pouvait pas relever le défi, car il avait déjà un travail à plein temps, donc je m’y suis collé. Mais ce récit, c’est la continuité de ce que j’ai essayé d’écrire auparavant : Le Fan de base, Bugarach, Les Nymphes de la Punta. D’autres personnages existent aussi dans mes films précédents. 

Comme la continuité d’un récit pour raconter une vision de la Corse ?

C’est raconter ma vision de moi-même déjà. Je pourrais être Basque, car peu importe le territoire. Il n’y a aucune volonté de dire, voilà, je vous partage la Corse. Ce n’est pas ça. C’est un territoire que je connais plutôt bien aujourd’hui donc j’essaie de parler à partir d’un lieu que je connais un peu, ça évite de raconter trop de bêtises. Et je peux m’en amuser.

Les plans fixes offrent un aspect documentaire et en même temps on ressent un travail d’écriture très précis qui donne la possibilité d’imaginer l’histoire de chaque personnage et du village…

Oui, c’est super écrit et réadapté sur le moment aussi. Certaines scènes ne marchaient pas, d’autres méritaient d’exister. L’aspect documentaire, c’est une partie du film. On a cette sensation parce qu’on tourne dans le réel. Mon souhait n’était pas de filmer la vie des habitants du village de Tolla, bien que leurs vies soient très intéressantes. Ce n’est pas ce qui m’intéressait. D’ailleurs, ils sont en arrière-plan, ils jouent le jeu d’une figuration naturelle, c’est une question de budget pour moi. Demain, j’ai un budget dix fois plus gros, j’organise cette figuration. Ils se sont prêtés au jeu. Je laisse leur vie où elle est, je ne me l’accapare pas. En ce qui concerne les scènes du film, il y en a une qui est documentaire (la scène du football) et deux qui sont improvisées, où je donne des sujets et tire un peu les ficelles. Mais tout le reste du film, c’est vraiment de l’écriture et du dialogue qu’on exécute dans un cadre réel, ce qui est assez marrant comme exercice. 

© 5à7 Films

Un cadre naturel… même naturaliste qui donne le sentiment au spectateur d’être une petite souris qui observe la vie des autres…

Oui, c’est ça. On passe et on regarde. On n’est pas invités à comprendre ce qui se joue puisque les personnages savent très bien ce qu’ils sont en train de se jouer entre eux. J’ai estimé qu’ils n’avaient pas besoin de nous expliquer. Mais si on s’attarde et que l’on reste avec eux un certain temps, on arrive à comprendre quelques micro-enjeux et, petit à petit, l’enjeu général de cette communauté. C’est le propre d’un touriste. On arrive sur un territoire que l’on ne connaît pas, où l’on ne connaît personne et petit à petit, en rencontrant les gens, on se fait son petit puzzle soi-même. Et quand on rentre, on se dit, j’ai vu ça, j’ai compris ça. Et je ne pense pas que ça gâche les vacances pour autant. 

Et malgré cette polyphonie des voix, j’ai l’impression que le personnage de Jean-Christophe Folly, François-Régis, est un peu comme un lien pour faire rentrer les spectateur.rices dans ces récits non ? 

C’est un pilier. Ils ont tous un rôle, une fonction, des enjeux à titre de personnage, de récits, mais ils ont aussi une fonction de jeu. Et effectivement, le personnage de Jean-Christophe, c’est une plaque tournante qui nous permet de découvrir d’autres personnages, d’autres enjeux du village et de cette communauté. Il est ce personnage-là, car il est aussi l’héritier d’une grosse famille qui a des affaires en Afrique noire de cercles de jeu de Casino. Son oncle est le maire du village. C’est quelqu’un qui est une figure du village, un poids et un gros héritage. Et c’est quelqu’un qui par son caractère arrive à dialoguer avec tout le monde. Il n’est pas dans un clan. La vie du village se passe très bien, mais il y a toujours des problèmes entre certaines familles qui créent des clans et lui n’est pas dans ce schéma-là. Donc c’est quelqu’un qui permet de rencontrer un peu tout le monde par sa curiosité et son envie d’organiser le meilleur des mondes. 

Après, c’est un personnage atypique comme c’est le seul personnage noir. On est en droit de se poser la question pourquoi ce personnage noir est à cet endroit-là ? Et à la fois, pourquoi pas. Je me dis simplement que c’est son statut social qui fait que… Peut-être que lui, il a quelque chose de par son histoire à compenser. C’est quelque chose d’assez naturel. Il a été adopté. C’est peut-être pour ça aussi qu’il parle corse et mieux. 

« Plus Corse que les Corses ».

C’est ça. Bien sûr que ça doit jouer. Il a un manque d’une partie de sa personne qui fait qu’il va combler tout ça en étant au plus proche de la communauté, en faire partie au maximum. Mais après, c’est de la psychologie de personnage. Ça reste un personnage qui est ami d’enfance avec Théo, Bastien, Greg…etc.

Oui, mais j’ai le sentiment, qu’il permet une certaine écoute et aux autres personnages de se raconter…

Complètement, après Théo permet d’autres choses aussi… C’est par ce personnage qu’on arrive à comprendre le personnage de sa sœur, Amandine, à rentrer plus dans l’humanité du personnage de Karina. Chacun à sa fonction. 

Et malgré la communauté, l’été, il y a une forme de solitude pesante chez chacun.e des protagonistes… une forme de mal-être presque…

Ah… Pourquoi pas, c’est une perception. Je ne sais pas si c’est un mal-être. Après, j’ai tendance à dire que l’on est tout seul. Ce n’est pas propre au film. Chaque être est seul et essaie de dialoguer comme il peut. Je pense que c’est le dispositif qui permet de mettre ça davantage en valeur. Ils ne sont pas épaulés par un montage ou par un mouvement de caméra. On les voit un petit peu, ce n’est pas un joli terme, mais comme un documentaire animalier… Avec du recul. Cette sensation de solitude crée un mal-être, mais aussi un malaise à un endroit. Alors après, il y a des scènes plus intimes que d’autres, dès qu’on rentre chez les gens, c’est délicat. De toute façon, il y a un malaise chez l’être humain… Qu’il soit heureux, malheureux ou accompli, il y aura toujours cette fragilité-là qui m’intéresse. 

La frontalité du plan fixe, c’était présent dès l’écriture ? 

Oui, c’est quelque chose que je voulais et on s’y est tenu même pendant le tournage. D’ailleurs, ça a donné une dynamique très claire. Ce qui paraissait un peu fou au début devenait vraiment la logique de tourner comme ça. Et finalement quand on s’impose une règle, quand on la tient et qu’on l’assume, ce n’est plus une contrainte, ça devient une force. Ce dispositif était vraiment un allié à un moment donné. C’est devenu un vrai soutien dans les scènes.

Est-ce que tu penses qu’une certaine liberté artistique peut naitre de ces contraintes de dispositif, mais aussi financières ?

En partie. Mais… il y a contrainte et contrainte. Quand je parle de contrainte du cadre, c’est moi qui me l’impose. Ça n’a aucun lien avec la production. Mais d’ailleurs, là, ce n’est même pas une contrainte, c’est un choix artistique. Ça parait une contrainte, car on a l’habitude de voir des films très découpés. Quand on découpe, on a davantage de chance de sauver une scène. Mais la question de la liberté alors ça oui, je vais dans votre sens. Moins on a de pression, d’enjeux financiers plus on est censé être libres, en théorie. Il y a quand même des réalisateurs de cinéma d’auteur qui travaillent avec des producteurs de cinéma d’auteur qui reproduisent un schéma « mainstream », ils se mettent une pression et ils se sabotent tout seul. 

J’ai tendance à dire que la liberté, c’est au réalisateur de la prendre. Moi, j’ai une règle d’or : qui m’aime me suive et qui ne m’aime pas, trace son chemin. C’est comme ça et pas autrement. J’ai eu la chance de travailler avec des personnes qui m’ont suivi, qui ont aimé le travail, qui m’ont fait confiance. Cette liberté, on se l’accorde. La question de l’argent, c’est encore autre chose. Les trois-quarts des budgets sont financés par de l’argent public. Tout le monde lance de l’argent public par les fenêtres. Je ne veux pas me sentir coupable de quoi que ce soit. Je préfère être libre. 

© 5à7 Films

Ça permet aussi certainement cette liberté de ton, de dialogues, d’être sans filtre. Tu oses beaucoup de choses, dans ce qui est montré à l’image, avec les scènes de la Cam girl et de Bastien… Mais la frontalité est aussi dans les sujets abordés par les personnages…

Après, c’est l’époque qui est comme ça aussi. Ce film, dans les années 1980, je ne dis pas qu’il se serait noyé, parce que j’ai grande confiance en mon film, mais ça aurait moins percuté. Aujourd’hui, ça me parait un peu décalé ce genre de scène frontale, cette manière de parler. C’est l’époque qui est aseptisée ou trop protégée. Il y a une idéologie trop forte. En-tout-cas, l’art est trop politisé. Il y a quelque chose comme ça. Quand je vois des films français des années 1980, ce sont des films cousins. Ça parlait même beaucoup plus crûment, c’était même parfois plus dur. Peut-être que je suis né trop tard.

Il y a de ça, mais il y a aussi le fait de ne faire l’impasse sur aucune émotion ressentie par les personnages. Ils ont cette possibilité de pleurer, de crier, de s’épancher et en même temps d’aborder des sujets forts, tout est dans la puissance…

Merci… J’essaie d’être complet. Je tente à fois de me faire rire, de mettre des choses très intimes et de trouver un jeu d’équilibre sur le ton que l’on donne. Ce n’est pas de jouer à « c’est du lard ou du cochon », ce n’est pas ça le but. Je me dis simplement que tout est possible. Nous discutons à cet instant. Tout à l’heure, quand je vais descendre fumer une cigarette, je peux me disputer avec le mec d’en bas et rien n’était écrit et c’est comme ça. Tout va très vite. Tout est possible alors laissons la possibilité à tout. Moi, mon seul rôle est d’orchestrer et d’équilibrer ça. De pouvoir donner un éventail le plus large possible. 

Et parmi toutes ces possibilités… Il y a cette scène très marquante avec cette jeune fille qui parle et à qui personne ne répond… la nuit en pleine fête de l’Assomption, ça donne un côté très mystique et étrange, presque dissonant face au naturalisme des autres saynètes. 

Alors cette scène… Oui, on peut en parler. Car il y a ce que ça lui raconte à elle et ce que ça me raconte à moi. On peut y voir très simplement une gamine qui parle avec ses AirPods à un ami. 

J’avoue que ça ne m’a pas effleuré une seule fois l’esprit…

Oui, on peut voir d’autres choses. Elle a la veste de Théo sur les épaules. Est-ce qu’elle parle à Théo ? Est-ce qu’elle parle seule tout simplement ? On rentre dans une autre dimension avec cette scène. Pour moi, c’est l’autopsie de Théo, donc c’est très étrange de voir comme ça. Maintenant, comment on relie ça avec les autres scènes ? C’est une gamine qui joue à la dame blanche et qui parle peut-être toute seule ou qui s’amuse. 

Cette scène n’était pas prévue dans ton scénario, si ?

Non, celle-là, on l’a réalisée sur place. Je voulais quelque chose en plus avec ce personnage-là. Il est beau, ce personnage de la dame blanche. 

Justement, pour le casting, comment ça s’est déroulé ?  Il y a à la fois des acteurs.rices corses et d’autres non… tu avais écrit pour certain.es comédien.nes ? 

C’est un casting classique. J’ai invité ceux qui me semblaient aptes à comprendre le projet, mais c’était un casting très traditionnel, pour les enfants, les adultes, les professionnels, les non-professionnels. J’avais quelques idées en têtes, quelques acteurs où c’était clair pour moi et d’autres non. Les acteurs du village ont participé, mais pas parce qu’ils étaient du village. Il s’est avéré que je les ai rencontrés là-bas et au casting, ils étaient excellents. Ça s’appelle la chance. Pourquoi aller chercher à l’autre bout de la Corse alors que c’était là sous mes yeux et qu’ils se connaissent ? C’est royal. Mais ils ont bossé et répété comme les autres. 

Et ce village c’était un désir de tourner là-bas ou il s’est imposé aux repérages ?

Je voulais un lac pour la lumière naturelle que ça pouvait renvoyer. Et des villages avec un lac en Corse, il y en a deux, dont celui-ci. C’était la région que je connaissais le mieux, car j’y allais pêcher quand j’étais petit. Tout est allé très vite. Je me suis présenté et tout le monde a été très curieux et généreux. En deux semaines, j’avais quasiment tous les décors et la moitié de la distribution. J’ai eu une chance inouïe. 

© 5à7 Films

Tu disais que cette histoire aurait pu se passer dans n’importe quelle région… mais c’est quand même un film rare pour la production cinématographique corse… qui a soit été un joli décor de cinéma soit montrée pour sa violence… 

Oui, la Corse des médias et qui existe, attention ! Et je comprends que ça peut créer des histoires, que ça pousse à écrire et réaliser des films. Je vais revenir encore à ma personne. J’aime raconter des choses qui sont à ma hauteur. Bien sûr, que j’ai été témoin de situations très violentes ou extrêmement politisées, mais ça ne représente pas grand-chose dans ma vie en Corse. J’essaie de raconter quelque chose qui est dans ma sphère. Peut-être que mon cerveau est trop petit et que je ne peux pas raconter des choses qui me dépassent. C’est une conséquence. Je raconte quelque chose qui est plus conforme à ce que je suis. Donc on est loin de la Corse des médias. 

Et d’ailleurs tu t’en amuses un peu de ces représentations et ces différentes visions de la Corse dans les dialogues…

Bien sûr, c’est un trésor. Je joue à la poupée avec tous ces personnages-là. Mais j’ai conscience de ce que ça peut renvoyer. J’y ai prêté beaucoup d’attention, parce qu’aujourd’hui, dès qu’on met le mot « Corse » sur une image, ça ouvre tout un imaginaire qui est parfois même ridicule et exagéré. C’est mon rôle d’avoir conscience de ça. Je ne fais pas le film en fonction de ça, mais il faut que ça reste dans un coin de ma tête. 

Et puis c’est croustillant la comédie humaine qui se passe sous nos yeux en Corse tous les jours. Il y a des moments, on se dit : ce n’est pas possible, ce n’est pas vrai, ce qui est en train de se passer… Et si c’est vrai. Je n’invente rien, les comédies italiennes l’ont déjà fait. 

C’est toujours très difficile de choisir un titre quand on crée quelque chose, I Comete ça vient d’où ?

I Comete, ça veut dire Les Comètes. J’ai pris une liberté sur l’orthographe car c’est soit I Cometi soit E Comete, ça dépend si c’est un Corse du nord ou du sud. Je trouvais que I Comete, c’était plus joli, ça devient un nom propre, un titre. Et pour le choix de la langue corse, l’idée n’est pas de revendiquer quelque chose. La langue corse a une place importante dans le film, donc pourquoi pas le titre. En français, je trouvais ça joli, mais ça faisait mode d’emploi et ça avait une résonance de film d’auteur français. Ça aurait été un peu paresseux. Les comètes, car ce sont des personnages qui traversent le cadre, qui passent, qui reviennent. C’est très elliptique. On suit des parcours qui apparaissent et qui s’éteignent. 

Tu envisages un second long-métrage ?  

Non, pas pour l’instant. On verra. Là, je vais jouer un Shakespeare bientôt. Je reprends mes quartiers d’acteur. Mais écrire un autre film, je ne sais pas. Peut-être que demain matin au réveil, je vais écrire. Mais je n’ai pas grand-chose à raconter pour l’instant, je pense. 

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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