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(Re)Voir – « Le temps de l’innocence » : Orientalisme américain

Le temps de l'innocence (1993) - Martin Scorsese © Columbia Pictures
Le temps de l'innocence (1993) - Martin Scorsese © Columbia Pictures

Le temps de l’innocence est une œuvre à part dans la filmographie de Martin Scorsese. Il se trouve au milieu de ses films de gangsters : Casino (1995), Les Affranchis (1990). Il se démarque aussi par sa splendeur formelle s’accordant avec le spectre de ses influences. Le temps de l’innocence est disponible sur Ciné+ jusqu’au 30 mai 2022.

Le temps de l’innocence place son action dans le New York des années 1880. Newland Archer (Daniel Day Lewis), un jeune héritier de la très haute bourgeoisie, est promis à May Welland (Winona Ryder). Cette dernière est à l’image de leur union : raisonnée, naïve, bien sous tous rapports. Lorsque Ellen Olenska (Michelle Pfeiffer) revient d’Europe après une mésalliance, Newland est tout de suite attiré par la femme qu’elle est devenue. Mais il n’est pas si facile de se détourner de sa destinée surtout lorsqu’elle est arrangée à la table des familles les plus importantes de New York. Le jeune homme paiera le prix de son indécision. May sent les fêlures de son mariage. Et par la puissance du conservatisme de son milieu, réussi à tuer dans l’œuf toute liaison dangereuse. Ellen se réfugie à Paris pour s’éloigner du grand frisson qu’elle et Newland ont tutoyé.

Transatlantique esthétique

Le temps de l’innocence est un roman publié en 1920, écrit par Edith Wharton, pour lequel elle a reçu le prix Pulitzer. C’est la première femme récipiendaire de cette récompense. L’autrice rassemble les souvenirs de son enfance pour nourrir abondement son récit. En effet, l’américaine se destine d’abord, à son grand regret, à être une mondaine, organiser des festivités. Après la Première Guerre mondiale passée auprès des œuvres de charité, Edith Wharton rend hommage au demi-monde américain qui l’a en quelque sorte façonné.

La précision de ses descriptions, trouve son écho dans l’exactitude de la mise en scène de Scorsese. Par exemple, on retiendra la scène de bal. Béquillé par une voix hors-champ de Daniel Day Lewis, le cinéaste américain décrit tour à tour chaque artifice, chaque protocole nécessaire au bon déroulement d’une réception. L’entrée de Newland Archer dans la salle de bal est l’occasion pour Martin Scorsese de déployer un plan-séquence avec des mouvements de caméra amples et souples. Ce n’est pas sans rappeler les apparitions de Ray Lyotta dans Les Affranchis ou de Robert De Niro dans Mean Streets (1973).

  • Le temps de l'innocence (1993) - Martin Scorsese © Columbia Pictures
  • Lettre d'une inconnue (1948) - Max Ophüls © D.R.
  • Senso (1955) - Luchino Visconti © Lux Film

La mise en scène de Martin Scorsese semble s’assujettir à son sujet. Le temps de l’innocence étant un tel monument, une telle richesse artistique, qu’il infuse son adaptation. La grande force du film réside dans l’harmonie des inspirations des deux œuvres correspondantes. En effet, le réalisateur états-unien reprend le classicisme et la splendeur de Luchino Visconti et de Max Ophüls. Le bal d’entrée déjà évoqué est une référence directe au Guépard (1963). Edith Wharton s’inspire aussi énormément de la culture européenne. À la fois dans son rapport esthétique et dans l’art de vivre.

Toutefois, elle reste américaine et ne cherche jamais à s’immiscer dans les cercles littéraires européens en tant qu’écrivaine française, anglaise, ou italienne. Sur ce point, Martin Scorsese est aussi très proche de l’autrice. Il œuvre activement à la restauration de films étranger dit de patrimoine, mais il n’a jamais la prétention, en tout cas l’intention de changer de modèle de production, du public ou de vision du monde en tant que cinéaste.

Henry James, l’ambassadeur

Le choix d’adapter le temps de l’innocence n’est pas un hasard. Au-delà des qualités littéraires inestimables du livre, l’œuvre s’aligne en continuité avec une certaine tradition littéraire. Premièrement, par l’écrasante influence d’Henry James sur Edith Wharton. En effet, les deux auteurs étaient très proches, entretenaient une relation épistolaire suivie, et s’estimaient tout deux. Newland Archer porte le même patronyme qu’Isabel, l’héroïne du chef-d’œuvre de James : Portrait de Femme (1881). Sans pouvoir se poser réellement en courant littéraire, cette tradition renoue la littérature avec le théâtre.

Plus particulièrement le théâtre français de Pixérécourt. En somme, le mélodrame en tant que genre théâtral porté à l’époque par des acteurs comme Frédéric Lemaître, Marie Dorval, Mélingue, etc. Ce substrat théâtral, terreau de scénographie littéraire, peut par son hybridation inhérente s’adapter à merveille à d’autres médiums. Naturellement, le cinéma peut s’approprier cette tradition grâce à son apparition tardive.

Le temps de l'innocence (1993) - Martin Scorsese © Columbia PicturesLe Guépard (1963) - Luchino Visconti © Pathé Distribution
Le temps de l’innocence (1993) – Martin Scorsese © Columbia Pictures / Le Guépard (1963) – Luchino Visconti © Pathé Distribution
Comparaison des plans finals

Le temps de l’innocence de Martin Scorsese n’est pas la première adaptation du roman. Il existerait une version avec Irene Dune sortie en 1934. De plus, Hollywood adapte à multiples reprise l’œuvre d’Henry James. Un des exemples les plus fameux reste l’Héritière (1949) de William Wyler, adapté du roman Washington Square (1880). Aussi, plus récemment, James Ivory a adapté la Coupe d’or (1904) et Jane Campion s’est emparée de Portrait de femme..

Le mélodrame offrait un ensemble complet de signes, de mots et de gestes théâtraux, correspondant à un sens intense. Ce fut ainsi une convention dans l’interprétation de la vie, conçue comme peuplée de formes expressives. Sa théâtralité constitue le substrat de l’art […] jamesien : en nous renvoyant à la « vie » au moyen de son médium théâtral […].

BROOKS (Peter), « Conclusion », L’Imagination mélodramatique. Balzac, Henry James,
le mélodrame et le mode de l’excès, p. 245

La fascination artistique pour le vieux continent nimbe ce dernier d’exotisme aux yeux des Américains. Cette fascination permet de rapprocher le genre du period drama avec les films de romance comme Out of Africa (1985), La Route des Indes (1984), etc. Dans le temps de l’innocence, l’Europe est aussi fantasmée. En effet, Ellen Olenska semble empreinte de cette influence et particulièrement cette différence qui attire Newland Archer. Néanmoins, lors du voyage de noces avec May Welland, jamais Paris n’a semblé plus terne. Pourtant, Scorsese n’occulte pas ses plaisirs ni ses charmes, simplement, le fantasme a cédé à la réalité.

Le temps de l'innocence (1993) - Martin Scorsese © Columbia Pictures
Le temps de l’innocence (1993) – Martin Scorsese © Columbia Pictures

Romance inachevée

Quant à lui, le period drama souffre d’une réputation au mieux de films classiques et plats, au pire de téléfilm fade à l’eau de rose. Tout d’abord, le period drama est nécessairement une romance en costume. S’il est vrai qu’il se pose en parangon d’académisme, il est injuste de le considérer comme un sous-genre. En fait, c’est le parfait exercice de style. Premièrement, pour le réalisateur, il permet souvent d’être une porte d’entrée vers la grande production, tout en s’adonnant à l’expérimentation contrôlée d’une mise en scène codifiée. Pour l’acteur et l’actrice, l’ambitus dramatique requiert souvent un jeu plus posé que d’habitude. Par exemple, Daniel Day Lewis puise dans sa performance pour le temps de l’innocence surtout dans Chambre avec vue (1985). Son caractère félin, certes moins engoncé que dans le film d’Ivory, n’est retrouvé que dans ce type de métrage. Dans Gangs of New York (2002) ou There Will Be Blood (2007), sa capacité d’exubérance est au premier plan. La complétude de l’acteur est plus caractérisée par sa maîtrise que par son cabotinage. Enfin, l’acteur américain se démarque par la finesse de la compréhension de son personnage traduit à l’écran par la justesse de son jeu.

Le temps de l’innocence (1993) – Martin Scorsese © Columbia Pictures

Pour finir, le period drama s’adjuge la compagnie d’interprètes récurrents, signe d’une certaine exigence vis-à-vis du type de jeu. Michelle Pfeiffer a par exemple joué dans les liaisons dangereuses (1988) de Stephen Frears. Winona Ryder retrouve le rôle d’une ingénue qu’elle avait déjà côtoyée dans le Dracula de Coppola. Contrairement au film 1992, Ryder n’incarne plus le personnage principal. Son évolution est moindre,et par conséquent, sa palette dramatique est moins en vue chez Scorsese. A contrario, Michelle Pfeiffer jouit d’un mouvement contraire. Madame de Tourvel est beaucoup plus unidimensionnelle qu’Ellen Olenska. Pour autant, cette dernière évite l’écueil du scandale et le récit celui du grotesque. Dans une vue d’ensemble, on peut observer que les grandes actrices se sont souvent frottées au genre.

La perfection des à-côtés

Elmer Bernstein signe la musique du Temps de l’innocence. Il avait déjà collaboré avec Scorsese sur Les nerfs à vif (1991), reprenant la partition de Bernard Herrmann du film original de 1962. Sa présence à la composition signe le véritable coup de génie de la production du film. Bernstein était un des derniers grands géants de la musique de film, il avait connu la fin de l’âge d’or de Hollywood qui coïncidait avec l’achèvement du mélodrame classique américain. D’ailleurs, il avait composé pour Vincente Minelli la sublime partition de Comme un torrent (1958), le lyrisme du thème de Gwen reste dans la mémoire des cinéphiles.

Pour Le temps de l’innocence, le vieux compositeur s’est dépassé. S’inspirant de l’orchestration et l’harmonie de Brahms, le thème principal est tout simplement extraordinaire. Contrairement à d’autres musiciens, il ne rabâche pas son thème sans cesse quand il en tient un. Bernstein parvient à développer, à faire des ponts, introduire un deuxième thème, tant et si bien que le premier s’en trouve magnifié.

Le temps de l’innocence (1993) – Martin Scorsese © Columbia Pictures

Le générique est aussi splendide. Confectionné par les incontournables Saul et Elaine Bass. Sur la musique du Faust de Gounod, des fleurs, lentement, s’ouvrent la lumière. D’une plastique diabolique, ce générique rejoint les plus belles créations du couple Bass, au même niveau que Sueurs froides (1958). D’ailleurs, François Ozon a repris l’idée dans 8 femmes. Le motif des fleurs est retrouvé par les bouquets offerts par Newland.

Pour conclure, Le temps de l’innocence reste le monument incompris de Scorsese. Un film qui arrive a transcender son genre par l’aboutissement de ce dernier. Le choix du livre adapté repose sur une compréhension profonde de l’histoire du cinéma américain et de ses liens avec les autres domaines de l’art. Enfin, la direction d’interprètes de premier plan parachève le génie de l’œuvre.

Le temps de l’innocence (1993) – Martin Scorsese © Columbia Pictures

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