Peut-on trouver sa place ? Claire Marin propose d’ausculter la notion de place, dans son essai Être à sa place, pour analyser, avec limpidité, les places qui nous déterminent, celles que nous quittons, celles que nous découvrons, celles qui restent hantées par des fantômes ou celle qui nous remplissent de joie.
A partir de la notion de « place », Claire Marin pense la pluralité des liens sociaux et affectifs. Elle définit la « place » comme un tronçon d’espace que l’on fait sien et dans lequel on s’inscrit un temps. La place est donc intrinsèquement liée au lieu géographique et au temps. Elle est déterminée par mon passé (la place d’où je viens) et par mon futur (la place que je cherche à construire).
Cet essai, important et intelligent, réalise une typologie des différentes manières d’appréhender notre place. Il y a les « déserteurs », les « insolents », les « impertinents », les « déplacés », les vies rétrécies, les vies clandestines. Cet éventail de possibilités permet à Claire Marin d’éviter la dichotomie simpliste entre l’« enraciné » et le « nomade ».
Chaque chose à sa place
Claire Marin cherche à tenir cet équilibre nuancé d’une place qui ne serait jamais tout à fait acquise. Délestons-nous de l’illusion d’un paradis perdu comme place idéale ! Il y a du « trouble dans la place ». Pourtant, nous cherchons à nous constituer des ancrages qui empêchent de dériver sans cesse dans le chaos. Ainsi, l’autrice étudie ce besoin humain de mettre de l’ordre en donnant une place aux objets et aux évènements pour tenter maîtriser le désordre et l’aléatoire du monde.
Maniant les articulations conceptuelles avec une habileté impressionnante, Claire Marin montre que la possibilité de dévier d’une place prévue pour nous n’est pas du goût de tous. Nous sommes vite rappelés à l’ordre de « rester à notre place » quand nous tentons de nous en extraire. Néanmoins, l’autrice rappelle, à très juste titre, qu’exister signifie « sortir de » c’est-à-dire sortir d’une place ou s’arracher à une contrainte. Fuir ce qui était prévu pour soi n’est finalement qu’un mouvement vital qui cherche à s’extraire du déjà-fait pour rencontrer la nouveauté. Claire Marin analyse cependant la hantise d’une place quittée qui ne cesse pas immédiatement de signifier pour soi mais continue de me suivre comme un ombre.
La place peut être une cage
Une place n’est d’ailleurs pas forcément synonyme d’ordre et de sérénité. La place a des revers qui peuvent en faire une prison. La pensée de l’autrice, toujours, recherche la justesse de la réflexion pour exprimer la complexité de ce qui est. Les autres peuvent nous renvoyer sans cesse à la place que l’on occupe par des actes de discriminations racistes, homophobes, misogynes ou validistes.
Cette place devient une contrainte sociale. « Cette clôture sur soi (…) est l’envers de l’exclusion ». L’espace social distribue des places stéréotypées et injustes qui crée un sentiment de honte chez ceux qui sont jugés d’occuper telle ou telle place et se voient parfois même éjectés de leur place.
Je suis comme l’enfant qui se retrouve sans place, au moment où la musique s’arrête, au jeu des chaises musicales.
Être à sa place, Claire Marin
La puissance de cet essai tient aussi au fait de s’arrêter sur la question du corps comme espace à soi. Le corps peut être empiété, dénié ou détesté, il reste pourtant ce lieu auquel je ne peux échapper.
Passer d’une place à une autre
Certains sont forcés de se déplacer géographiquement ou socialement. Les exilés sont expulsés de là où ils habitaient menacés par la guerre ou la détresse économique. Les transclasses passent d’un milieu social à un autre. Il est toujours douloureux et difficile de s’extraire d’une place. Cependant, c’est aussi une force et une richesse que de connaître la possibilité de naviguer entre plusieurs mondes.
S’arracher comme on arrache les mauvaises herbes, s’extraire pour ne pas pousser de travers. S’extirper d’un passé entaché de violence et de stigmates.
Être à sa place, Claire Marin
Alors, y a-t-il des issues de secours qui permettent de penser un rapport apaisé à nos places ? Claire Marin s’attache à cette question tout au long de son ouvrage. S’arracher à une place demande de briser, avec effort, le déterminisme social et l’autocensure.
Existe-t-il une bonne place ?
Comment savoir si nous sommes à la bonne place ? Existe-t-il seulement une juste place ? Claire Marin ne cherche absolument pas la recette du bonheur mais nous appelle à être attentif à certains signes. Les sentiments de puissance ou de joie peuvent être les indices qu’une place nous convient. La littérature est une possibilité de vivre d’autres places par procuration. L’amour physique peut aussi être un endroit où nous pouvons soudain nous sentir réconcilier avec nous-même.
Peut-être n’y a-t-il pas une, mais plusieurs places possibles qui s’ajustent à notre complexion.
Être à sa place, Claire Marin
Claire Marin nous invite aussi à penser la possibilité d’avoir plusieurs places simultanément. Ainsi, occuper plusieurs places, avoir une double vie, c’est aussi vivre cette inquiétante vérité : nous sommes pluriels et fragmentés. Être apte à changer de place est une expérience enrichissante faite d’échecs et de difficultés mais qui nous en dit peut être davantage qu’une vie-sur-mesure. Elle nous ouvre à la possibilité de la réinvention. L’enseignement de Claire Marin nous fait réfléchir à une place qui n’est pas un lieu occupé pour toujours mais un mouvement fluctuant et intense de vie qui nous déplace et nous bouleverse.
L’œil glisse sur les phrases qui s’enchaînent sans accroc. Son écriture est limpide. Elle illustre sa pensée par des images qui ancrent chaque réflexion dans le réel. Elle travaille à partir de contes, de jeux de société et d’exemples concrets que l’on a tous pu éprouver. Donner à lire et à penser simplement est la chose la plus complexe à réaliser. La simplicité de la pensée n’est que l’aboutissement d’un long chemin de précision et d’effort pour formuler ce que l’on désire dire et transmettre.
Être à sa place est un essai saisissant qui pense le mécanisme des places sociales, professionnelles et intimes. Claire Marin invite, penseurs et romanciers, pour donner corps à un texte qui nous enjoint à penser notre place comme un mouvement de vie et de métamorphose.
Être à sa place de Claire Matin, Editions de l’Observatoire, 18euros.