Dans une écriture vive comme le tranchant d’un couteau, Dorothy Allison (activiste féministe et lesbienne) publie Trash – Vilaines histoires & filles coriaces, un recueil de nouvelles où elle raconte avec colère son enfance blessée puis sa découverte d’une nouvelle famille de lutte.
« Que nos histoires vraies soient violentes, déplaisantes, douloureuses, stupéfiantes et obsédantes, je n’en doute pas. Mais nos histoires vraies seront de la littérature ». C’est ce que déclarait l’écrivaine dans Peau, son précédent ouvrage. Le recueil Trash rassemble des textes écrits il y a plus de vingt ans qui disent les souvenirs d’enfance, les portraits de femmes de sa famille et les aventures avec ses amantes. Ces textes, qui narrent la violence et l’amour inhérentes aux relations humaines, ont été écrites à la volée sur des feuilles jaunes.
La puissance de l’écriture de Dorothy Allison nous fait pénétrer dans l’univers de son enfance : une famille pauvre de Caroline du Sud aux États-Unis. Le titre Trash renvoie à cette expression méprisante « white-trash » qui désigne les personnes pauvres aux États-Unis mais qu’elle reprend à son compte. Être née dans une famille ouvrière et extrêmement pauvre représente, selon elle, l’arrière-plan de toute son écriture. Elle creuse blessures et souvenirs pour les faire sourdre à la lumière. Elle fait de ces expériences de vilaines histoires, s’attachant, plus que tout, à l’idée que la littérature peut encore transformer le monde.
Traverser une enfance blessée
En la lisant, nous rencontrons les différents personnages de sa famille qui dessine le tableau d’une violence sociale de classe qui se répète de génération en génération. Elle dit la perpétuation de viols, de maltraitances et la succession de morts dévastatrices (suicides, mort-né.e.s, accidents). Systémique, la violence se poursuit. Les hommes tapent sur leurs femmes, les femmes réfléchissent à partir mais ne le font pas. Les femmes font des enfants et les voient mourir.
J’écris des histoires. J’écris de la fiction. Sur le papier, je pose un troisième regard sur ce que j’ai vu dans la vie – mon expérience condensée et réinventée de lesbienne bigleuse de la classe ouvrière, accro à la violence, qui est déterminée à vivre, sur le papier et dans la rue, pour moi et pour le mien.nes.
Trash, Dorothy Allison
Ce livre dessine ainsi un album de portraits de femmes de sa famille. On croise son arrière-grand-mère Shirley, sa grand-mère Mattie, sa tante Alma et sa mère qui a eu onze enfants. Le portrait de celle-ci employée dans une usine puis dans un café-restaurant (où l’écrivaine passe du temps pour économiser et entrer à la fac) lui donne l’occasion de décrire la difficulté et la fatigue du travail quotidien. Dorothy Allison raconte cette relation mère-fille : sa volonté tenace de la faire rire et son désir secret de la sauver de sa condition. Elle est victime des coups et assauts de son compagnon, beau-père de l’écrivaine, dont elle subit l’inceste étant enfant. Impuissante d’abord, elle imagine ensuite sa mort dans diverses scènes horribles. Sa mère lui assène : « N’expose tes affaires à personne. Ne dis à personne que ton beau-père te bat. Il arriverait des choses trop terribles pour être nommées ». Pourtant, le silence et le mensonge, Dorothy Allison n’en veut pas. Elle écrira et ne taira jamais plus ce qui est arrivé et d’où elle vient.
Révélant l’entremêlement de l’amour et de la haine, elle écrit des dialogues qui trahissent l’animosité qui les sous-tend. Elle détaille les comportements et les gestuelles. Face à cette famille, elle est partagée entre pardon et détestation. La puissance de son style réside dans le fait de ne jamais abandonner l’humour noir et satirique pour tenir debout contre la honte ressentie. Opposons lui l’indignation !
Découvrir la lutte politique
L’écrivaine revient sur son expérience de transclasse. Elle retrace son entrée à la fac. Elle découvre des auteur.es, des professeur.es et n’ayant pas un sou, commence à voler. Elle apprend et adopte les codes d’une autre classe sociale ce qui n’est pas du goût de sa famille. Loin de là où elle vivait, elle reste hantée par ses origines : « Je voulais lui faire le coup de l’enfant-pauvre-qui-a-bien-tourné ».
Son écriture franche et brute décrit les joies des états d’ébriété partagés, des humeurs perturbées ou des absences soudaines. Elle fait le récit de ses nombreuses rencontres : amies, amantes, professeures. Elle vit, pendant un temps, avec Anna, « vieille gouine hippie », qui la surnommera la « bébé gouine ». Elle adhère ensuite à la Maison des Femmes, une communauté politique lesbienne qui devient sa famille de cœur. Elle décrit alors les traits de toute une époque : les réunions de prises de consciences, les batailles de chapelles, l’organisation de sit-in, de manifestations et les soirées entre discussion et drague. Devenue activiste, elle garde cependant toujours en tête sa provenance sociale et une distance critique vis-à-vis de ce mouvement composé en majorité de femmes blanches de classes moyennes ou supérieures.
Vivre libre, vivre lesbienne
Dorothy Allison s’épanouit dans son lesbianisme et rencontre de nombreuses amantes avec qui elle baise, mange, débat, fume des joints. Il y a, entre autres, Toni (qui a « le talent brut d’une gouine de bar pour me mettre en colère et me charmer juste après »), Katy qui est une « amante démoniaque » ou encore Judy qui ne jouit qu’en pratiquant le tribadisme soit en se frottant le sexe contre sa hanche. Pourtant, l’écrivaine rêve d’enfoncer sa langue et ses doigts en elle. Elle défend un féminisme pro-sexe qui assume la provocation et le débordement de la sexualité, la puissance de la pornographie et la possibilité de penser le désir comme lieu d’émancipation. Elle ne se cache pas de son attirance pour les butchs, son fétichisme pour les belles fesses rebondies et sa préférence pour les pratiques masochistes.
Je préférais (…) celles qui aiment que je les morde, qui aiment me murmurer des gros mots, batailler et fourrer leurs doigts calleux entre mes lèvres jusqu’à ce que je les morde de plus en plus fort, ma bouche pleine de leur goût, de la texture de leur peau, de leur odeur de fumée, puissantes jusqu’à les absorber, les avaler.
Trash, Dorothy Allison
Elle a les mots justes pour peindre le désir qui se diffère, grandit pour exploser brutalement. Toujours, elle voit la nuance en pointant le sarcasme dans le désir et la cruauté dans la jouissance. Elle évoque aussi son inquiétude quant à l’amour (« c’était tellement plus simple si elle n’était pas trop sérieuse, si je n’avais pas à penser à ce qui pourrait arriver si ce qu’il y avait entre nous était de l’amour »). Elle quitte d’ailleurs vite les femmes qu’elle fréquente, toujours rattrapée par une volonté tenace d’indépendance.
Trash est un bouquet explosif, sous-tendu par les drames et les joies de l’enfance de l’écrivaine, qui mêle autobiographie et fiction dans une écriture électrisante.
Trash de Dorothy Allison, traduit par Noémie Grunewald, Éditions Cambourakis, 23euros.