CINÉMA

« The Souvenir, Part I » – Un chef-d’œuvre bien ambivalent

The Souvenir
© Condor Distribution

Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en 2021, le diptyque de Joanna Hogg revient sur la relation évidemment toxique entre une jeune ingénue et un dandy toxicomane. Un film formidable sur la forme, très convenu sur le fond.

C’est l’histoire d’une jeune fille, au teint pâle et aux yeux clairs, discrète, l’air ingénu, presque coincée. La jeune britannique, qui vit dans les années 80 a le physique d’une Anglaise de l’époque victorienne. Elle vient de faire son entrée dans une école de cinéma, pour réaliser un film pas vraiment documentaire, mais pas tout à fait fictionnel. Il porte sur une ville ouvrière où les travailleurs souffrent des mauvaises conditions de travail sur les chantiers navals. Une œuvre morale, en quelque sorte.

Au bout de quelques minutes de film, Julie et ses bons sentiments se retrouvent au bar d’un hôtel de luxe, autour d’une coupe de champagne, en compagnie d’un inconnu en costume trois-pièces. Elle lui pitche son projet avec l’air hésitant de la brebis galeuse. Tandis que le type, qu’on a un peu de mal à dater – trente, quarante ans  ? – se donne des airs de mystère. Il adopte le ton désinvolte et désabusé du cynique qui a déjà tout vécu en sirotant ses bulles.

Dispositif elliptique

Le.la spectateur.ice qui aura fait preuve d’inattention pendant les premières minutes du film se demandera d’où sort ce personnage. Son identité n’est pas vraiment déclinée – interrogation qui restera plus ou moins sans réponse. Après avoir bu un verre, Anthony, le dandy inconnu entre un inquiétant Cilian Murphy et l’assurance d’un Jacques de Bascher, dort chez elle. On ne sait pas pour quelles raisons, d’ailleurs ils ne sont pas encore ensemble. Soit. Avant d’entamer une relation avec son ingénue à l’air pur.

Le dispositif de Joanna Hogg, qui consiste à éclipser certains passages-clés de son intrigue pour mieux révéler à quel point le réel échappe à son personnage, est intelligent. Le film, comme l’apprentie-réalisatrice, se dépare des atours du réalisme pour adopter une approche au plus près des sentiments. Le jeune homme apparaît sans que l’on puisse bien dater les raisons et les motifs de son arrivée. On ne sait rien sur lui ni sur sa vie. Pas plus qu’on ne le voit mis en scène sans l’héroïne. Un continent noir.

© Condor Distribution

D’ailleurs, de la même manière que la cohérence de l’ensemble est volontairement malmenée, les personnes eux-mêmes sont difficiles à dater. Si le récit se situe dans les années 80, Julie et Anthony ont des airs de héros victoriens. Ils pourraient tout aussi bien être au cœur d’un remake de The Crown. Joanna Hogg brouille les pistes, les plans et les lieux ne se ressemblent pas toujours.

L’école – pourtant être au cœur de la vie de l’étudiante – disparait pendant une bonne partie du film. Les images sont parfois en clair et d’autres fois filmées à l’ancienne (gros grains, lumière jaune). Autant d’indices qui créent un agréable flou artistique. Les qualités esthétiques sont renforcées par des costumes et des décors somptueux, donnant à certains plans une puissance évocatrice impressionnante.

The Souvenir a été produit par Martin Scorsese, nous rappelle la bande-annonce. orce est de constater que le travail des images est artisanal. La réflexion sur la manière de faire du cinéma, omniprésente dans le récit, accompagne le travail des images. «  On voudrait nous apprendre les règles du cinéma, mais il n’y a pas de règles  !  », ricane un jeune cinéaste drapé dans son manteau léopard lors d’un dîner avec le couple.

Convenu sur le fond

Si le dispositif développé dans The Souvenir rend le film impeccable sur la forme, cette créativité se met au service d’une histoire déjà racontée mille fois. La réalisatrice prend son temps avant de laisser émerger le vrai sujet du film  : la relation toxique entre le dandy et son ingénue. S’en suivent une série de scènes toutes plus ou moins déjà vues. Lui, effroyable et distant, monstrueux et bestial d’une part  ; elle, naïve et dans le déni, prête à pardonner et manipulée.

Cette masculinité écrasante qui dévaste tout sur son passage était déjà présente dans Les Intranquilles, film de Joachim Lafosse sorti l’été dernier. Il racontait la relation malsaine – présentée comme une histoire d’amour véritable – entre un Damien Bonnard bipolaire et insupportable et une Leïla Bekhti prête à renoncer à sa vie pour supporter son mari devenu tortionnaire.

© Condor Distribution

On peut s’enthousiasmer que les femmes prennent la caméra pour parler des expériences les plus difficiles. Le couple et les relations toxiques sont destructrices pour ces dernières par bien des aspects. Mais, les poncifs de la jeune fille passive et le bad boy sont repris à l’infini pour sublimer des réalités complexes et difficiles.

Autre interrogation, qui sous-tend ce premier opus de The Souvenir  : pour qui fait-on du cinéma  ? Le scénario, qui met vraisemblablement en abyme un épisode passé de la vie de la réalisatrice, s’interroge sur le rôle de l’art dans l’expression de soi et la guérison de ses propres blessures. Julie, qui raconte dans le deuxième volet de son film cette histoire douloureuse avec Anthony, vante les mérites de l’art comme une thérapie. Malgré un talent de cinéaste manifeste, Joanna Hogg n’a pas poussé sa démarche artistique plus loin et dépassé l’envie de raconter sa propre vie dans un film.

Journaliste

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