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Rencontre avec Nina Leger : « J’avais envie d’écrire pour mettre en avant celles et ceux qui n’ont pas de place dans l’histoire  »

Portrait de Nina Leger
Nina Léger © Francesca Mantovani pour les éditions Gallimard

Romancière, historienne de l’art et enseignante, Nina Leger publie un roman décisif, Antipolis, après son remarquable Mise en pièces  (2017). Trois récits racontent le développement d’une technopole Sophia-Antipolis et interrogent l’Histoire, ses oublis, ses fautes et ses réminiscences. 

Nina Leger raconte l’histoire de Pierre Laffitte, ingénieur et directeur de l’École des Mines, qui lance le projet d’une ville nouvelle qui s’appellera Sophia-Antipolis et sera construite sur le terrain de Valbonne dès 1969. Technopole qui ne cessera de s’étendre et de prospérer économiquement. Pourtant, elle se heurtera à des vies ignorées mais résolues à faire entendre leurs voix. Ce lieu est aussi l’endroit où des harkis ont été parqués par l’État, dans un des hameaux de forestage, celui de la Bouillide à la fin des années 1960. 

La ville de Sophia-Antipolis ressemble à un véritable personnage qui grandit. Elle a une histoire et un inconscient. Comment avez-vous conçu et pensé cette ville ? 

L’idée était d’incarner Sophia-Antipolis en la choisissant pour sujet, et non pour scène du roman. Pour incarner cette ville, je l’ai faite exister à travers des personnages de femmes, dont les noms tournent autour de Sophia  : on croise une Sophie, une Sonia, une Safia, une Sun-Joo etc. Pierre Laffitte a fondé et choisi le nom de Sophia-Antipolis. Son but était de fonder une cité des Sciences et de la Sagesse. C’était aussi un hommage à sa femme Sophie Laffitte (née Sofia Grigorievna Glikman-Toumarkine).

Effectivement, toutes ces femmes ont un prénom qui commencent par un «  S  ». Je me demandais quel lien vous aviez pensé entre elles. Sont-elles liées par une sororité malgré toutes leurs différences ou sont-elles plutôt séparées par une conflictualité irréductible  ?

Les deux. Elles sont reliées par la ville mais évidemment qu’elles incarnent aussi les dissonances de cet espace. L’idée n’était pas de raconter une histoire de Sophia-Antipolis (déjà racontée dans les livres et les journaux) mais de faire apparaître les histoires du lieu. Je voulais penser les différences et l’inconciliable sans que cela ne se résume à des oppositions qui fracturent tout. On retrouve cette idée dans une certaine pensée féministe et chez Audre Lorde par exemple. L’idée est de ne pas gommer les différences qui sont là, qui tiennent à des héritages et à des situations dans la cartographie sociale, pour les faire coexister dans un espace, en l’occurrence l’espace d’un roman.  

Votre roman est documenté et s’appuie sur des faits réels. Combien de temps vous a-t-il fallu pour écrire ce roman et quelle a été la part du travail d’archive  ? 

Longtemps ! Pour moi, la fiction était quelque chose de l’ordre de l’imagination et du travail de la langue. Cette fois-ci, la réalité venait s’y ajouter et il y a évidemment eu un travail à la fois d’archives et de terrain. Il m’a fallu du temps pour trouver comment agencer toutes ces choses-là pour en faire une fiction  : se tenir sur cette ligne de crête entre la fiction et le documentaire, choisir le bon point de vue qui ne soit pas surplombant et trouver comment raconter plusieurs histoires en une.

Le titre de votre roman Antipolis (« ville d’en face » ou « ville contre ») scinde le nom de Sophia-Antipolis en deux. L’occultation d’une partie du nom était-elle une manière de faire écho à l’occultation d’une partie de l’histoire de ce territoire et plus largement au caractère partiel de ce que l’Histoire retient ?  

Ce n’était pas volontaire mais j’aime beaucoup que cela puisse être interprété ainsi. L’idée que le roman s’appellerait Antipolis est une des rares certitudes que j’ai eue dans ce livre où tout était incertain pendant très longtemps. Je suis passée par énormément de versions car je cherchais comment raconter. Ce titre a été mon point fixe, une image unique et frappante. Puis, à l’intérieur de l’histoire tout bouge, se déplace et est moins assuré. L’image était finalement comme un leurre qui à mesure qu’elle se construit montre qu’elle est peut-être fausse, abusive, pas tout à fait telle qu’elle prétendait être. 

Cela me fait penser au fonctionnement du kaléidoscope.

Oui, d’autant que c’est une forme fragmentée qui peut sans cesse se recomposer.

Dans le roman, Pierre Laffitte désire créer une ville nouvelle mais sera dépossédé de son projet. Sonia cherche la réussite professionnelle mais sera rattrapée par les revendications des harkis. Comment avez-vous conçu ces personnages en proie à leurs contradictions internes cherchant par tous les moyens à garder bonne conscience ? 

Pierre Laffitte rêve de fonder une ville futuriste, dans un espace qui serait soi-disant sauvage, uniquement composé de forêts et vide d’habitant. La deuxième partie montre que cette histoire, à laquelle j’ai cru au début, est trompeuse. Là où la ville a été créée, il y avait un camp de harkis, un hameau de forestage, où depuis 1966 des harkis et leurs familles habitaient dans des logements misérables et entretenaient les forêts françaises. J’avais envie d’écrire cette partie en faisant place à celles et ceux qui n’ont pas de place dans l’histoire de la ville. Ainsi, Sonia se heurte à cette histoire qu’elle ne connaissait pas et qu’elle aurait dû connaitre puisqu’elle a grandi à Sophia-Antipolis. Elle se retrouve aux prises avec sa conscience et une envie inconciliable  : elle voudrait construire mais ne veut pas être dans le mauvais rôle de ceux qui invisibilisent et détruisent.

Votre écriture est rythmée, scandée, faite de descriptions et de courts dialogues. Était-ce un point de départ ou une forme qui s’est imposée au fil de l’écriture  ?

Elle s’est construite au fil de l’écriture. C’est la même écriture tout du long et en même temps elle change. La première partie a quelque chose d’épique avec la création de cette ville. J’en joue. La deuxième partie est différente. Elle vient miner les illusions de ce récit de pouvoir créer à partir de rien. Les dialogues n’ont pas la même tonalité. Ils sont plus fabriqués dans la première partie et moins dans la deuxième où l’on entend davantage les voix.

Quand on referme le livre, ces trois récits dessinent paradoxalement un tableau liant toutes ces histoires ensemble comme si chacune d’entre elles en étaient un détail. Aviez-vous cette intention de réaliser un récit qui fasse image  ? 

Je ne voulais pas faire un récit chronologique mais spatial : installer une première image puis une autre et enfin une troisième et si possible, même si elles se contredisent et se superposent, qu’ensemble elles fassent une autre image encore, hybride. Il y a une ouverture et une fermeture, extérieures aux trois récits, qui sont presque uniquement visuelles. Le début est un paragraphe descriptif comme une première image en frontispice où apparaît Sophia-Antipolis. La fin est à nouveau une image de Sophia-Antipolis mais une image qui se dissout.

Dans votre roman, «  Si Sophia m’était contée, souvenirs d’habitants  » est un livre qui recueille les histoires d’habitants. Il est une mise en abyme du récit dans votre récit. Était-ce une façon de montrer la nécessité que survivent des témoignages par le biais d’histoires comme lieux de transmission ? 

Dans les archives, jamais l’histoire des harkis n’était mentionnée. Cette histoire est arrivée par l’oralité. Quand j’ai rencontré des habitants, ils m’ont parlé de cette présence des harkis qui avait précédé Sophia-Antipolis. J’ai compris que la parole des habitants allait être importante. Puis, un jour, une habitante m’a donné ce petit livre qui est un recueil de paroles qui existe mais son nom est différent dans le roman. Il s’appelle en fait  : Je me souviens, mémoires vivantes. Récits de vie des habitants des nouveaux quartiers de Valbonne Sophia-Antipolis. Il était important de partir des voix et des paroles des habitants et notamment celle des descendants des familles de harkis et de les restituer.

Les thèmes de la mémoire et du souvenir sont très présents dans votre roman et l’étaient déjà dans votre précédant roman Mise en pièces. La narratrice y forme un «  palais de mémoire  » de tous les sexes d’hommes qu’elle croise. La mémoire est-elle, pour vous, liée à une mise en espace  ?

Oui et je n’avais pas fait ce lien par la mémoire étonnamment. En revanche, j’avais identifié le point commun par l’espace. Dans Mise en pièces, je voulais construire le roman comme un espace de mémoire virtuelle. Antipolis consiste à venir débusquer les virtualités de mémoire d’un espace réel. J’aime faire apparaître des formes de survivance dans la fiction. Les historiens d’art Aby Warburg ou George Kubler ont pensé la notion de «  survivance  ». Il y aurait des objets qui nous permettraient de réaliser que le temps n’est pas si linéaire, que le passé se met à réexister dans le présent, que certains objets du présent sont peut-être déjà en transhumance vers un futur inconnu, où ils seront interprétés différemment.

En lisant votre livre, j’ai pensé au film Sophia Antipolis de Virgil Vernier et au livre Les Villes invisibles d’Italo Calvino où toutes les villes imaginaires portent le nom d’une femme, comme la ville de Sophia-Antipolis. Dans ce livre, il écrit  : «  la ville ne dit pas son passé, elle le possède pareil aux lignes d’une main  ». Quelles références ont guidé votre écriture ? 

Je me suis intéressée aux romans de ville comme Malakoff de Gregory Buchert et Sporting club d’Emmanuel Villin. Il y a eu aussi des écrits théoriques comme ceux d’Ursula Le Guin, dont une citation ouvre le roman. Dans son essai « Une vision non-euclidienne de la Californie comme lieu froid d’être-au-monde  », elle parle d’une conception occidentale des lieux qui consiste à imaginer les territoires comme des tables rases : les découvrir signifierait qu’il n’y avait rien et que l’on pourrait y faire advenir des choses. J’ai également été accompagnée par l’ouvrage Nature et récits de Cronon William qui a une approche critique du concept de la wilderness qui est l’idée selon laquelle il existerait des lieux de nature sauvage. Il y a aussi eu les films comme L’île au trésor de Guillaume Brac ou Derniers jours à Shibati de Hendrick Dusollier.

Un projet de loi est en examen annonçant des mesures de reconnaissance et de réparation pour les harkis arrivés en France. Pensez-vous qu’une réparation soit possible  ? 

Je ne pense pas pouvoir répondre comme romancière parce que cela reviendrait à m’arroger ce point de vue que je ne veux pas prendre. Dire si une réparation est possible serait beaucoup trop présomptueux de ma part. Tout ce que je peux c’est encourager ce qui peut rendre justice. A la fin du Manifeste cyborg, Donna Haraway y écrit  : «  Nous avons tou(te)s déjà été blessé(e)s, profondément  ». Les choses ne peuvent sans doute pas être réparées, il faut peut-être chercher comment les régénérer.

Antipolis de Nina Leger, Éditions Gallimard, paru le 03/02/22, 17euros. 

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