Les Éditions çà et là publient en février le roman graphique Naphtaline signé Sole Otero. L’autrice argentine qui est actuellement en résidence d’auteur·ices à Angoulême y raconte un récit de filiation touchant et haut en couleur.
Rares sont les personnes qui utilisent encore de la naphtaline de nos jours. Lorsque c’est encore le cas, ce puissant antimite à l’odeur forte est généralement égaré dans les placards de nos grands-parents. À sa façon, la naphtaline remplace donc la madeleine dans le rappel des souvenirs pour la jeune Rocío qui emménage dans la maison de sa grand-mère. L’odeur de naphtaline sature le lieu et donne son titre à l’ouvrage. Une belle façon métaphorique pour Sole Otero de relier ses deux métiers : celui d’autrice-illustratrice et de designer textile.
La maison familiale
Hasard du calendrier, Sole Otero a passé le premier confinement enfermée comme ses personnages, Vilma et Rocío, respectivement grand-mère et petite fille. C’est ce que l’autrice confiait en octobre 2020 au quotidien argentin La Nación : « La période de la pandémie était très étrange. J’ai vécu la quarantaine comme si j’étais un peu accompagnée par ce qui se passait à l’intérieur de mon livre. Comme si je le vivais à l’extérieur et à l’intérieur. » Au début de Naphtaline, Rocío emménage dans la maison de sa grand-mère alors que celle-ci vient de décéder. Elle y tourne en rond, refuse les appels téléphoniques et se gratte parce que la maison est infestée de puces et de mites. Avant elle, sa grand-mère a aussi vécu dans cette maison en la quittant rarement.
La narration aussi ne s’éloigne jamais vraiment de cette maison qui devient l’élément central du récit. La bande dessinée alterne entre le présent de Rocío et la vie de sa grand-mère, Vilma, qu’elle commente. Le logement a été construit par le père de Vilma qui a fui avec sa femme et leurs deux bébés, l’Italie fasciste de Mussolini. Au fil du récit, les membres de la famille s’ajoutent, disparaissent ou s’éloignent, excepté Vilma qui demeure. Pour rendre fluide cette vie fourmillante, Sole Otero utilise plusieurs dispositifs graphiques astucieux. D’abord chaque grand départ ou arrivée est symbolisé par le seuil d’une porte franchit dans une planche entière. Ensuite, le toit de la maison est enlevé et tout l’intérieur est vue en coupe. Dans cet intérieur, sur la même planche, le même personnage peut se retrouver à plusieurs reprises, faisant quasiment des pièces de la maison un nouveau type de cases.
D’un monde à l’autre
Naphtaline alterne entre deux époques et dresse une histoire de famille et de l’Argentine. Pour distinguer ces deux temporalités, Sole Otero a mis en place un procédé simple : toute la BD se présente comme une pellicule en positif ou en négatif. Les tons bleus correspondent à l’Argentine de Rocío en 2001, tandis que les tons rosés ou rouges désignent le passé de Vilma. Entre les deux, le blanc, neutre, signifie qu’il s’agit de souvenirs communs entre Vilma et sa petite fille. Une disposition d’autant plus maligne et claire que Rocío, qui est aussi la narratrice, fait de la photographie. L’ensemble donne un résultat énergique avec de belles couleurs.
Cette alternance met en lumière les inchangés et la répétition de certains actes familiaux. Alors qu’elle rêvait d’être institutrice, Vilma se retrouve contrainte de travailler pour payer les études de son frère. Elle se retrouve ensuite cantonnée dans la maison familiale avec ses enfants. Aigrie, elle mènera la vie dure à toute sa famille, ce que Rocío reproduit inconsciemment, enfermée dans la maison.
L’arrière plan politique n’est jamais vraiment loin non plus. Au début de la BD la narratrice explique que les propriétaires d’usines brûlent leurs biens pour toucher l’assurance. En 2001, l’Argentine est en proie au chaos économique et politique. « Mais la politique j’y comprends rien. C’est pas mon truc » dit Rocío à son amie. Et déjà sa grand-mère avant elle reprochait à son mari et à son fils de faire de la politique. « Tout ça pour la politique, c’est toujours la même chose avec vous » rouspétait-elle.
Sole Otero propose avec Naphtaline un ample récit d’une grande tendresse sur le temps et la famille. Point névralgique du récit, la maison familiale rassemble aussi bien qu’elle enferme ses habitant·es.
Naphtaline, Sole Otero, traduit de l’espagnol par Eloïse de la Maison, éditions ça et là, 25 €