CINÉMA

LE FILM CULTE – « Soleil de Nuit » : Danser pour rester libre

Soleil de Nuit © Columbia Pictures
Soleil de Nuit © Columbia Pictures

Tous les mois la rédaction de Maze célèbre un classique du cinéma. Après All That Jazz de Bob Fosse, retour sur un autre film dansant, le magnifique (et oublié) Soleil de Nuit, de Taylor Hackford.

Quelques notes d’une passacaille de Bach. Un homme allongé, incapable de dormir. Il fume une cigarette, tentant en vain d’éloigner la torture de la solitude. Tout à coup, il se lève, comme fou. Les notes s’envolent, accompagnant le Jeune Homme dans son délire. Soudain une femme apparaît à la porte. Vêtue d’une longue robe jaune, c’est la Mort qui s’avance. Elle vient faire taire les doutes, mettre un terme à la folie. Enlacés dans un pas de deux infernal, à la fois sensuel et tragique, les deux corps se confondent. Puis le dénouement, fatal. La Mort a repris ses droits, pour de bon.

C’est sur cet extrait bouleversant de Le Jeune Homme et La Mort, écrit par Jean Cocteau et chorégraphié par Roland Petit, que s’ouvre Soleil de Nuit. Mikhail Baryshnikov emporte dans une interprétation habitée. Les applaudissements du public viennent tout à coup rompre le charme. L’histoire du Jeune Homme se termine, celle de Nikolai ‘Kolya’ Rodchenko commence.

Danseur principal de l’American Ballet Theatre, séducteur et volage, Kolya est adulé par le public. Alors qu’il s’envole pour Tokyo, où il doit se produire, un incident technique force son avion à atterrir en pleine Union Soviétique. Cette même union que Kolya a fui quelques années plus tôt. À peine remis du choc de l’accident, il est fait prisonnier par le KGB, qui voit en son retour une opportunité de lui faire enfin payer sa trahison.

Rapidement, il est placé sous la surveillance de Raymond Greenwood, un grand danseur de claquettes américain qui s’est réfugié en Sibérie après avoir déserté les rangs de l’armée. Traumatisé par l’horreur de la Guerre du Vietnam, Greenwood éprouve un dégout profond pour son pays natal. Les deux hommes sont envoyés à Saint Petersbourg, où Raymond se voit confier une mission par le KGB : il doit convaincre Kolya de danser à nouveau pour la Russie.

Une vie entre Est et Ouest

Lorsque le film sort en 1985, Mikhail Baryshnikov est au sommet de sa gloire. Considéré comme l’un des meilleurs danseurs de l’histoire, il a depuis longtemps rejoint le rang des légendes, au côté notamment de Rudolf Nureev. Il a déjà dansé sur les plus grandes scènes du monde et côtoie le gratin new-yorkais sur la piste du légendaire Studio 54. Mais, malgré les succès, son passé le hante.

Car l’histoire de Nikolaï est un peu la sienne. En 1974, Mikhail Baryshnikov est la plus grande star de Russie. Son talent extraordinaire et son charme naturel font la fierté de l’Union Soviétique. Mais lors d’une représentation au Canada, il fuit et annonce publiquement qu’il ne rentrera jamais en URSS.

Il rejoint alors l’American Ballet Theatre, où il deviendra rapidement la coqueluche du public américain, puis choisit de danser avec le New York City Ballet. Il y côtoiera les plus grands noms de la danse, notamment George Balanchine et Jerome Robbins. C’est donc bien son histoire qui défile sur l’écran.

Soleil de Nuit regorge d’indices sur sa carrière. Comme l’évocation du Jeune Homme et La Mort, que le danseur reprendra sur les planches de l’American Ballet Theatre. Il aidera le ballet de Roland Petit à entrer au répertoire de l’Opéra de Paris en 1990. Seule la danse pouvait donc justement retracer sa vie. À travers Kolya, Mikhail Baryshnikov fait revivre ses démons, sa culpabilté, sa rage. Toutes les émotions d’un homme tiraillé entre deux mondes.

La danse sous un soleil de nuit

Le décor de ces rencontres est pour le moins singulier. Pendant toute la durée du film, le soleil ne se couche jamais. Il s’agit des fameuses « nuits blanches » dans laquelle Saint-Pétersbourg est plongée durant l’été. Ces soleils de nuit confèrent au film une atmosphère pesante, sans échappatoire. Sans nuit, il est impossible de se cacher, et donc de fuir. Les personnages ne peuvent pas échapper à leur destin.

Ils sont comme enfermés dans ce jour sans fin. Ce n’est qu’à la conclusion du récit, alors que la liberté est à portée de main, que le film plonge dans la nuit noire. Ce jeu entre jour et nuit questionne aussi les certitudes des personnages. Dans un monde où tout n’est qu’apparence, où se trouve la vérité ?

Puisque le jour est tout puissant, c’est la danse qui vient donner du rythme au récit. Les scènes dansées sont utilisées comme des exutoires, une manière pour les deux artistes d’exprimer leur colère, leur culpabilité aussi. Pour Raymond, ce sont les actes qu’il a commis au Vietnam qui mènent la cadence. Pour Kolya, le remord d’avoir abandonné son amour de jeunesse, Galina, en fuyant son pays.

Mais la danse est aussi leur voie vers la liberté. Notamment dans cette scène d’une puissance époustouflante, où Kolya danse fièvreusement sur les planches du Kirov, laissant éclater sa rage contre les interdits. C’est à travers la danse qu’il hurle à Galina qu’elle n’est pas une femme libre. Son corps se meut au rythme des cris, sur une chorégraphie volontairement opposée aux standards de la technique russe. Stan Smith aux pieds, Baryshnikov danse ce déchirement, et son envol vers la liberté, loin de la censure et des règles.

Le cinéma, témoin de la Guerre Froide

Si la Guerre Froide est bien évidemment le sujet principal de Soleil de Nuit, le film est également un exemple fidèle de la guerre que les deux pays se sont menés dans les arts. Les arts, et en particulier le cinéma, ont toujours été un support de propagande, qu’elle soit anti-américaine ou anti-russe. Le cinéma américain des années 70 à 90 reflète cette idée, mettant régulièrement en scène des héros américains devant déjouer les plans de vicieux soviétiques.

Avec plus ou moins de finesse et de subtilité, Hollywood a permis au gouvernement américain de propager une peur profonde des Soviétiques dans les foyers américains. Pour s’assurer la fidélité du grand écran, le gouvernement n’hésitera pas à mener une chasse aux sorcières, c’est-à-dire aux sympathisants communistes, parmi les scénaristes, réalisateurs et même acteurs hollywoodiens.

Si Soleil de Nuit a été un véritable succès commercial, la critique lui a beaucoup reproché d’adopter la subjectivité la plus totale. Malgré une critique évidente de la Guerre du Vietnam à travers le personnage de Raymond, le film tend à placer les États-Unis en terre promise. Ce choix, très assumé, n’est pas particulièrement surprenant étant donné le climat socio-politique de l’époque et l’histoire personnelle de l’homme à l’origine du projet, Mikhail Baryshnikov. Mais le trait, trop forcé, empêche le propos du film de prendre de la hauteur.

Un face à face de légende(s)

Soleil de Nuit est un face à face haletant entre Mikhail Baryshnikov et une autre star de la danse, Gregory Hines. Chacun incarne son art de la manière la plus totale, faisant se côtoyer l’Est et l’Ouest dans chaque mouvement. Les frontières se floutent puis se hissent telles des murs de béton. La technique russe et l’influence des chorégraphes américains ont façonné ensemble le visage du ballet moderne. En son sein, les deux cultures évoluent, intimement liées. Mikhail Baryshnikov, élévé par l’école de danse russe, est le parfait exemple de ce mélange contradictoire, mais néanmoins irréfutable. Gregory Hines, lui, incarne l’épopée américaine. Le rêve américain, la foi sans borne dans le système, mais aussi les ravages du racisme, de la guerre et de la pauvreté.

Dans le bruit entêtant de ses claquettes, ce sont les larmes d’une Amérique laissée pour compte qu’on entend. Mais aussi la voix de la culture afro-américaine, du jazz, des rues de Harlem où Raymond a grandi. Deux artistes, deux cultures et deux disciplines qui se rencontrent à l’écran dans une union bouleversante.

Soleil de Nuit compte quelques autres légendes parmi ses rangs. Tout d’abord, Isabella Rossellini, qui joue ici pour la première fois dans une production internationale. Le film contribuera à la propulser sur le devant de la scène, qu’elle occupera durant toute la carrière qu’on lui connait. On trouve également Helen Mirren, dans le rôle de l’amour de jeunesse de Kolya, dirigée par celui qui deviendra son mari, le réalisateur Taylor Hackford. Lionel Richie s’est quant à lui vu récompensé d’un Oscar pour l’écriture de Say You, Say Me, qui clôture l’intrigue.

Dans un film plein d’imperfections, le cinéaste parvient à créer un état de grâce. C’est une colère brute, sincère, magnifique qui éclate à l’écran. La colère d’hommes aux destins brisés par des systèmes et par des faux semblants. Des hommes qui n’aspirent qu’à une chose : la liberté. Un film culte, qui a tous les défauts de son époque, mais le mérite de capturer deux talents hors du commun dans un récit profondément humain.

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