CINÉMA

« Vitalina Varela » – Ombres et lumières

Vitalina Varela © Grandfilm
Vitalina Varela © Grandfilm

Vitalina Varela, dernier film de Pedro Costa et lauréat du Léopard d’or de la 72ème édition du Festival de Locarno, vient de sortir en salle. Un film d’une rare exigence cinématographique qui nous plonge au cœur de la communauté cap-verdienne de Lisbonne, dans ses errances et sa misère.

Dans Vitalina Varela , Pedro Costa filme une histoire vraie. Celle de Vitalina, femme cap-verdienne dans la cinquantaine qui se rend à Lisbonne après le décès de son mari, Joachim. Ils se sont mariés en 1977, puis il a, comme tant d’autres, décidé d’aller tenter sa chance en terres lisboètes. Ils ne se reverront qu’à deux reprises en 35 ans. Elle passera sa vie à l’attendre au Cap-Vert, espérant son retour au pays natal, qui n’arrivera jamais. Le film reconstitue l’arrivée de Vitalina à Lisbonne en 2013 et les semaines de deuil qui suivirent. Elle y incarne son propre rôle et livre une performance impressionnante, qui lui a d’ailleurs valu le prix de la meilleure interprétation féminine au festival de Locarno.

Lisbonne, terre de désolation

A son arrivée sur le tarmac, Vitalina est attendue par des femmes de sa communauté qui s’occupent du ménage à l’aéroport. Elles sont figées dans la nuit et la mettent en garde  : ici, à Lisbonne, il n’y a rien pour elle, il vaut mieux qu’elle rentre au pays. Mais Vitalina ne les écoute pas et se rend tout de même dans la maison dans laquelle vivait son mari. Cette dernière se situe dans le quartier de Cova da Moura, un bidonville en périphérie de Lisbonne où ont échoués des milliers de cap-verdiens qui vivent dans la misère.

Vitalina Varela, Pedro Costa, 2019 © Grandfilm

Vitalina va découvrir cet espace de désolation et évoluer dans ce décor composé de petites ruelles qui ressemblent à des coupe-gorges et de maisons faites de bric et de brocs. La caméra de Pedro Costa nous montre alors avec justesse et profondeur les conséquences du déracinement. Car durant tout le film, les personnages croisés (amis de son mari, vendeurs, prêtre) vont être des reflets d’un même désespoir qui semble envahir les Cap-Verdiens dès leur arrivée en Europe. Pétri de pauvreté, vivant dans des conditions plus que miséreuses, le quartier de Cova da Moura est le tombeau de tous les rêves qu’ils avaient emmenés dans leurs bagages de fortune.

Le cinéaste portugais retranscrit parfaitement cette part sombre de la ville, invisible aux touristes et même aux habitants, la face cachée de la mondialisation. Il témoigne de cette communauté mise à la périphérie de la ville et du monde, donnant à cette œuvre des échos politiques subtils mais puissants.

L’histoire d’un deuil personnel et communautaire

L’autre grande réussite de Vitalina Varela est sa retranscription du deuil, à travers l’errance de Vitalina dans ce paysage qu’elle ne connaît pas et dans la maison de Joachim, qui fut pour elle davantage un fantôme qu’un mari. Elle va habiter cette maison qu’il a construite et tombe en ruine. Ce bâtiment devient alors le lien entre les vivants et les morts, le lieu d’un dialogue entre elle et son défunt mari. Elle s’adresse à lui tout au long du film pour lui faire divers reproches, pour lui livrer ses états d’âmes, lui témoigner ses peurs, sa colère, sa honte face à ce qu’il est devenu ici : un ouvrier alcoolique, sans rêves et sans amour pour elle. Et le spectateur remonte ainsi, au fur et à mesure, leur histoire qui nous est donnée par fragments.

Mais Pedro Costa dessine aussi dans le deuil de Vitalina celui, plus large, de cette communauté cap-verdienne de Lisbonne, tentant de survivre plus que de vivre, meurtrie par la misère, des êtres de poussière vidés de tout espoir, attendant la mort qui semble être l’unique rédemption possible à leur condition.

Vitalina Varela, Pedro Costa, 2019 © Grandfilm

L’obscurité sublimée

La qualité première de Vitalina Varela est indéniablement la beauté de ses images. Chaque plan pourrait être un tableau tant les contrastes puissants entre obscurité et lumière y sont grandioses. Le film est tourné principalement de nuit tandis que les scènes de jours se déroulent à chaque fois dans l’obscurité des maisons. Cette pénombre permanente, cette noirceur qui est autant celle de la couleur de peau des personnages, magnifiquement filmée, que celle de leur âme en perdition, donne tout son relief, toute sa beauté, et toute sa puissance au film. Que dire ainsi de la scène, déjà visible dans la bande annonce, où Vitalina le soir d’une tempête monte sur le toit de sa maison, et qu’un ciel noir et vert se dessine au second plan, donnant à l’histoire des reflets fantastiques.

Vitalina Varela, Pedro Costa, 2019 © Grandfilm

Un cinéma exigeant

Pedro Costa a mis trois ans à réaliser Vitalina Varela. Trois années, durant lesquelles il s’est immiscé dans cette maison et ce quartier qu’il a déjà filmé à maintes reprises dans ses précédents films. Trois années pour retranscrire et comprendre le plus justement possible l’histoire de Vitalina, tandis que chaque scène est le fruit de trente ou quarante prises. Car pour le cinéaste portugais, ce genre d’histoire ne peut pas être raconté à travers un tournage classique de six ou sept semaines. Il prend donc le parti d’un cinéma exigeant, tant sur le plan artistique qu’humain. Démarche qui mérite d’être soulignée, tant celle-ci est devenue rare dans le paysage cinématographique actuel.

Mais Vitalina Varela est aussi une œuvre exigeante pour le spectateur  : par sa longueur (deux heures), sa lenteur, ses plans fixes, ses dialogues rares et sa narration brouillée. La caméra invite le spectateur à une expérience profonde faite de contemplation et de silences.

Ainsi, pour les mêmes raisons qui le rendent sublime, le film est complexe à appréhender. L’ennui guette souvent le spectateur et fait partie de l’expérience cinématographique proposée par Pedro Costa, qui nécessite de l’attention et de l’effort. Mais une fois cela fournit, ce qui nous fait face dans l’obscurité de la salle, c’est assurément une très grande oeuvre, d’une justesse et d’une beauté rare. Il est certains que Vitalina Varela ne laissera personne indiffèrent, ce qui est sans doute la marque des grands films.

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