CINÉMA

Rencontre avec Nessim Chikhaoui – « Placés »

Nessim Chikhaoui
© Gaël Rapon

En salle depuis le 12 janvier 2022, Placés est le premier long métrage de Nessim Chikhaoui. Le réalisateur y met en scène la découverte fortuite par le jeune Elias (Shaïn Boumedine) du métier d’éducateur dans une maison d’enfants. Sans repères – comme le spectateur – le nouvel arrivant observe, hésite et compose avec un univers parfois violent et souvent drôle.

Pour son premier passage à la réalisation Nessim Chikhaoui signe un film réussi : son absence de prétention esthétique assumée est d’emblée transcendée par l’élan qui le traverse ainsi que par sa portée politique. Emmené par un casting convaincant et résolument drôle, Placés est un film qui appartient autant à ses acteurs qu’à ses spectateurs : réjouissant !

Vous avez d’abord été scénariste pour Les Tuches. C’est donc votre premier passage à la réalisation. Comment avez-vous appréhendé cette expérience  ? Pourquoi êtes-vous passé derrière la caméra  ?

J’ai d’abord été éducateur. Puis j’ai été scénariste car j’avais une idée de projet. Mon père est d’origine tunisienne donc quand le printemps arabe est arrivé j’ai voulu raconter ma Tunisie à moi. Ça n’a pas marché mais j’ai rencontré Philippe Mechelen qui m’a pris sur les Tuches 2 et 3 et sur Le Doudou qu’il a co-réalisé avec Julien Hervé.

Ensuite, j’ai rencontré Matthieu Tarot qui est le producteur de Placés. Il a voulu savoir si j’avais des choses à raconter, un scénario à lui proposer. Au fil des discussions il a appris que j’avais été éducateur, j’en parlais avec bienveillance. Il me disait «  il faut que tu écrives sur ça  ». Et donc quand il m’a proposé cela je lui ai dit «  Ok mais c’est moi qui réalise  ». C’était un peu au culot car je n’avais jamais réalisé, je n’ai pas fait la Femis, jamais de courts métrages. Comme il s’est agi de mon métier pendant 10 ans, donc d’une partie de ma vie, je trouvais ça normal de le mettre en images moi-même.

C’est donc nécessaire pour vous d’avoir cette expérience d’éducateur spécialisé pour réaliser un tel film  ?

Je trouve que c’est bien, oui. Un peu comme fait Thomas Lilti quand il fait Hippocrate ou Médecin de campagne. C’est toujours un plus. J’ai écrit tous les personnages en connaissance de cause. Toutes les situations sont des situations que j’ai vécues. J’en ai encore un souvenir ému.

Comment avez-vous travaillé avec votre co-autrice Hélène Filières  ?

J’ai rencontré Hélène Filières dans les bureaux d’Albertine Productions. Je ne connaissais pas son travail. Je la connaissais seulement dans son rôle de Sandra Paoli dans Mafiosa.

J’avais donc déjà fait une première version du scénario que je lui ai fait lire. Elle m’a fait de supers retours, très rapidement. Spontanément, je lui ai proposé d’écrire ensemble. Je suis vraiment très content de cette collaboration car elle m’a énormément apporté. Comme elle vient du cinéma d’auteur, et que moi je viens des Tuches (rires), ce n’est pas le même univers mais ça a bien fonctionné. On voulait finalement raconter les mêmes choses. Je fais même mon prochain film avec elle.

Placés © Albertine Productions

Vous venez de l’univers des films à grand public  ; quel public aimeriez-vous toucher avec Placés  ?

Tout le monde  ! En fait, d’abord quand j’écrivais, évidemment je voulais que les éducateurs se reconnaissent, qu’ils retrouvent leur vécu. Et c’est ce qui arrive lors des avant premières. Donc c’était eux le premier public.

Et bien sûr aussi les enfants placés. Je voulais qu’on ait une autre image de ces jeunes qui, comme je le dis, sont des jeunes avec des problèmes et non à problèmes. J’aimerais donc ouvrir le plus possible car le but c’est de faire connaitre ce métier et de le valoriser.

Ça aurait pu être un film d’auteur, un peu plus sombre ou dramatique, mais je voulais vraiment ouvrir le film au plus large public possible pour montrer cet univers. Si c’est possible en tout cas… C’est pour cela qu’il y a de l’humour. Je n’aime pas les films dits sociaux qui sont gris et tristes.

Et puis, j’ai tellement vécu des scènes de comédie dans cet univers que je me dis qu’il y a de la place pour l’humour.

France 2 a récemment diffusé L’Enfant de personne, de Akim Isker adapté de l’histoire de Lyes Louffok. Vos films sont finalement assez complémentaires. Dans votre film on perçoit les difficultés, voire les absurdités du système. Mais vous vous autorisez surtout à jouer sur des ressorts de comédie et à dépeindre une banlieue loin des clichés d’un certain cinéma.

Dans les deux univers que sont la cité et le foyer, il y a des choses dures, c’est aussi une réalité. Mais c’est ce que je vois toujours représenté à l’écran. Alors je me suis dit que ce ne serait pas mal de prendre le contre-pied de cela.

J’ai grandi en cité, l’univers que j’ai connu avec mes meilleurs amis c’est surtout beaucoup de rire. On se retrouvait en bas de la cité, sur les bancs, et on se vannait. Encore aujourd’hui d’ailleurs. Je voulais donc montrer ma cité à moi qui est importante à raconter.

Pareil à la maison d’enfants. Comme je le dis, c’est un lieu de vie. Donc il y a de l’humour, des rires, des larmes… Il y a un peu de tout. On n’est pas tout le temps dans la noirceur dans les foyers. Ça existe bien sûr et c’est super qu’il y ait des téléfilms comme L’Enfant de personne, des livres ou reportages qui montrent les défaillances du système. Mais il y a aussi l’autre versant, positif.

Ces difficultés, le spectateur les découvre en même temps que le personnage d’Elias (Shaïn Boumedine). Il découvre et apprend, et puis à un moment il se retrouve complètement débordé par les événements ainsi que par ses émotions.

Je trouvais que c’était la meilleure façon d’amener le spectateur dans ce milieu. Ça rejoint ce que je disais au début sur ma volonté d’ouvrir au plus grand nombre. Le spectateur apprend en même temps que le personnage. Si le personnage est déjà-là, on perd beaucoup de monde. Car c’est milieu peu connu, peu de personnes savent ce que veut dire ASE (Aide Sociale à l’Enfance). C’est ce qui m’a aidé à faire découvrir des termes comme la sortie sèche, le contrat jeune majeur, l’ASE… le personnage d’Elias sert surtout à cela.

Avec Elias donc, on découvre que toutes ces démarches administratives s’inscrivent dans un quotidien lambda. Comment avez-vous travaillé cette mise en scène du quotidien  ? Il ne se passe rien d’extraordinaire en fait.

Oui, exactement. Je voulais simplement montrer la vie. Un petit déjeuner et l’autre essaye de voler le paquet de gâteaux ce sont des choses qui arrivent tous les jours et qui peuvent faire sourire. Je suis père de deux enfants et l’éducation c’est la répétition, c’est tous les jours la même chose.

Ce foyer c’est exactement la même chose. C’est répétitif au quotidien et puis c’est mettre des petites règles de vie en société jusqu’à ce que ça devienne des réflexes.

Nessim Chikhaoui
Placés © Albertine Productions

Pourquoi avoir fait le choix de la fiction et non du documentaire  ?

Je n’avais pas de souvenir de films de fiction sur ce métier. À part La Tête haute d’Emmanuelle Bercot, mais c’est un autre point de vue. Et puis, comme je viens du scénario de fiction, c’était plus évident. Je ne voulais pas être dans une «  vraie réalité  » mais plutôt retranscrire une réalité qui m’est propre. Je souhaitais vraiment montrer ce que j’ai vécu et ce que les jeunes que j’ai connus m’ont raconté.

Les acteurs ne sont pas issus de foyers. Comment avez-vous établi le casting  ?

C’est Manon Le Bozec qui s’est occupée du casting. A un moment je me suis dit que ce serait bien de mettre un jeune venant d’une maison d’enfants. J’ai eu beaucoup de demandes mais c’était pendant le covid et je n’ai pas pu me déplacer.

Donc comme mon message c’est aussi de dire qu’un jeune placé peut être un jeune lambda, j’ai finalement retenu de ne pas faire de distinction.

Après j’ai vu les acteurs individuellement pour leur raconter leur personnage dans le détail. Je leur ai raconté que les personnages qu’ils jouaient étaient pour la plupart issus de ma propre expérience. Je leur ai donc raconté les histoires de ces enfants que j’ai croisés dans ma vie pour qu’ils comprennent bien leur personnage.

Le duo Shaïn Boumedine/ Naïlia Harzoune est très charismatique.

Leur entente a été assez naturelle. On s’est rencontrés, on a fait des lectures. Naïlia est très charismatique mais aussi très bon enfant, elle rigole tout le temps. Shaïn est plus sérieux et donc elle l’a un peu «  décoincé  ». Shaïn est très consciencieux, très pro et parfois il se contenait un peu. Mais au fur et à mesure, avec les jeunes, Naïlia et Moussa Mansaly qui joue Adama, il s’est lâché. Ça se sent dans le film car les séquences n’ont pas été tournées dans la continuité et je perçois parfois les différences dans son jeu.

Votre film donne la parole à un groupe social qui n’a pas l’habitude d’être représenté dans les salles de cinéma.

Quand j’ai rencontré Jean Labadie, du Pacte (distributeur du film, ndlr), il m’a dit  : «  le cinéma sert à montrer ce genre de métiers  ». Je suis complètement d’accord avec lui. On m’a souvent demandé ce qu’était mon métier d’éducateur. J’ai commencé en 2005 et dans mon quartier on ne savait pas vraiment de quoi il s’agissait. J’ai un peu conçu le film comme une réponse à cette interrogation.

Pour moi, le cinéma sert à montrer ce qui ne l’est pas. J’espère pouvoir créer des vocations.

Nessim Chikhaoui
Placés © Albertine Productions

Votre mise en scène met en évidence l’engagement physique nécessaire dans les maisons d’enfants – que ce soit du côté des éducateurs ou des enfants.

Oui, tout à fait. On a toujours la théorie. Mais lorsque la fatigue et les événements s’accumulent on devient susceptible de craquer. C’est pour cela que je suis parti, j’enchaînais les nuits – durant lesquelles on dort très mal – et donc j’étais très vite sur les nerfs. Les situations de violence sont des situations qui ont existé et qui existeront pour cette raison. Et ce n’est pas normal car on est là pour aider les jeunes.

Je voulais donc montrer l’impact que ce milieu peut avoir. Comme on travaille avec l’humain, on travaille avec nos faiblesses et nos forces et les jeunes savent parfois toucher là où il faut pour créer un clash.

Il y a donc beaucoup de choses à repenser au niveau politique pour améliorer les conditions de travail des éducateurs et les conditions de vie des enfants.

Déjà il y a la formation. Ma première formation est intervenue un an après que je sois devenu éducateur. Cela permet de prendre du recul, d’analyser les situations et les trajectoires personnelles.

Le problème c’est que l’ensemble les conditions de travail des éducateurs ne donne pas envie. On n’est pas bien payés, on a des horaires compliqués et on doit gérer des situations qui ne nous permettent pas de laisser nos problèmes au boulot une fois rentré à la maison. Il y a une très grande porosité entre le monde professionnel et le monde privé. En plus de cela, c’est un métier qui n’est pas considéré, un peu comme les infirmières.

Il y a donc un déficit de personnes formées. On prend donc les personnes volontaires sans formation et les situations violentes peuvent arriver plus facilement.

Comment avez-vous travaillé la musique  ?

C’est la partie que j’ai préféré travailler. La création musicale me fascine. Je ne voulais pas faire le mec pointu. Je voulais être le plus sincère possible en mettant des musiques que j’écoute. Et ce que j’écoute le plus c’est le hip-hop, le rap, Rachid Taha.

Avec Demusmaker on a réussi à trouver un style musical pour le film. Et on a créé un titre original, Placés, qui est disponible en streaming. Il a été écrit par Aloïs Sauvage, Moussa Mansaly et Victor Le Fèvre qui joue Samir.

Avez-vous des projets futurs au cinéma  ?

Mon prochain film, co-écrit avec Hélène Filières, sera sur les femmes de chambre dans les palaces. Je voudrais raconter la sous-traitance qui y est à l’œuvre et dont on ne parle pas vraiment. On connait tous ce terme mais on ne voit pas les effets qu’il a sur des personnes.

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