LITTÉRATURE

« Être écologique » – Arrêter de penser l’écologie pour la vivre

Être écologique
Couverture de l'essai Être écologique de Timothy Morton © éditions Zulma

Être écologique, l’essai du philosophe anglais Timothy Morton, est (enfin) traduit en français aux éditions Zulma. Retour sur la pensée radicale d’un homme qui n’engage pas seulement à la réflexion.

Philosophe britannique connu pour sa radicalité, Timothy Morton n’est pas un penseur comme les autres. On imagine souvent le philosophe sagement contemplatif et enveloppé dans un costume de velours côtelé. Le penseur anglais aime porter du khôl noir sous les yeux. Organise des raves party alimentées à l’énergie éolienne. Parle de Heidegger comme de Björk ou de Ridley Scott. Et porte même autour du cou, un collier plaqué or avec écrit “non binary” dans un entretien avec Libération, où il défend la “queer ecology”. Un philosophe hors normes donc, pour une pensée écologique qui sort définitivement des sentiers battus. 

Peut-on parler d’écologie sans parler de Nature ? Le rapport nature/culture ne serait-il pas à dépasser ? Pourquoi fantasme-t-on la pensée angoissante d’une société de la survie et du masque à gaz ? Pourquoi les médias nous noient-ils sous des informations nauséabondes et sorties de leur contexte, sans laisser place à l’action ? La philosophie de Morton commence par le fait de questionner notre mode de relation à l’écologie, pour changer notre rapport au réel. Il invite à sortir du rapport “marketingé” et culpabilisant de l’écologie pour se mettre à la vivre. Réellement.

Le livre est écrit, selon ses mots, pour ceux qui n’en n’ont rien à faire de l’écologie. L’indifférence est d’ailleurs souvent le signe d’une poussière que l’on veut vulgairement cacher sous un tapis. Parce que l’écologie, c’est aussi une question de subjectivité. Autant de visions du monde, qu’il y a d’individus et donc de manière de vivre l’écologie. Et les médias ont un rôle important dans ce processus.

Le mode dépotoir d’informations écologiques

Au lieu de nous sensibiliser et de nous donner envie d’agir, les nouvelles écologiques nous entraîneraient, au contraire, soit à l’insensibilisation écologique soit à l’angoisse paralysante. Nous sommes assaillis de données catastrophistes tout au long de la journée. On nous parle de centaines d’espèces qui disparaissent et que l’on ne voit pas, de réchauffement et de ses conséquences. De chiffres que l’on ne comprend pas et de données qui seules, peuvent à la fois tout et rien dire.

Nous sommes trop enclins à déverser ou à recevoir ce qu’on nous déverse” explique le philosophe, pour qui “[C’est] comme si nous attendions les données adéquates pour commencer à vivre en accord avec elles. Mais ces données n’arriveront jamais, parce que leur mode de diffusion est conçu pour empêcher une réaction appropriée. Nous nous retrouvons au beau milieu d’événements traumatisants terriblement perturbants, tels que le réchauffement climatique et l’extinction de masse, et nous n’avons pas vraiment d’idée sur la façon de la vivre.”. Nous entendons que nous sommes fichus et cela contribue à l’être totalement. C’est la raison cynique qui, pour Morton, englue le discours environnementaliste. Ajoutez à cela une injonction à l’action sans piste d’action… et réaction ? Angoisse, éco anxiété, “rien à faire” généralisé et culpabilité.

Une incapacité à agir naît, alors même que nous nous sentons dans l’obligation de le faire. Tout le monde pointe du doigt dans tous les sens pour désigner un coupable, qui n’a pas de visage. Ce sont des centaines d’années de production industrielle qui nous positionnent tous comme coupables à l’échelle de l’humanité entière. Un maillage global tissé sur des siècles passés et ceux à venir. Ce n’est pas une voiture, ni même 100 000 le problème. Ce sont des milliards de voitures sur des centaines d’années. C’est ça l’anthropocène. L’action d’un individu corrélé à l’action de milliard d’autres. On nous reproche aujourd’hui d’avoir joué selon les règles d’un jeu que nous n’avons pas choisi. Difficile à conscientiser pour nous petits humains qui prévoyons nos journées sur 24 heures. Cop(e) with it. 

L’OOO

Affoler, culpabiliser, ça ne marche plus. Ça crée des jeunesses angoissées et des parents dépassés. Car oui, sauver la planète ce n’est pas naturel. Le philosophe parle d’ailleurs d’une “impression de pas tout à fait réalité” que l’on vit quand on est dans le cœur d’une catastrophe. Un jetlag assommant qui nous fait voir les choses au ralenti et qui tord notre relation au réel et qui fonctionne aussi dans le contexte écologique.

En même temps, qui peut se réveiller tous les matins en se disant que le monde que l’on connaît aujourd’hui est en train de mourir ? Alors on préfère la perception inutile (conceptualisé par le philosophe Clément Rosset, ndlr) , voir sans com-prendre (prendre en soi), pour survivre. Pour combattre ce mode de survie, il faut étendre la réflexion à un nouveau mode d’être, d’être écologique. Car en étant écologique, on agit écologie. Une toute nouvelle manière de vivre la politique, l’éthique, les émotions, les relations, l’expérience de la vie à tous les niveaux. Épouser une philosophie de l’écologie qui pense grand. Agir local, penser global oui. Vivre écologique aussi. 

Pour arriver à ce nouveau regard, l’auteur épouse celui de Graham Harman et son Ontologie orientée objet (OOO). Cette pensée conceptualise le terme d’hyper-objet : des choses qui nous dépassent, qui dépassent notre entendement et notre conception spatio-temporelle. Des choses que nous ne pouvons prendre, sentir, véritablement conceptualiser avec précision et qui échappent ainsi à notre maîtrise. On ne peut pas toucher la biosphère ou pointer du doigt le réchauffement climatique. C’est partout et nulle part à la fois.

Nommer l’hyper-objet, c’est donc, pour le philosophe, une manière de prendre conscience de sa place. “L’OOO tente de se défaire de l’anthropocentrisme qui considère que les humains sont au centre de la signification et du pouvoir (entre autres). Elle peut s’avérer utile à une époque où il nous faut au moins reconnaître l’importance des autres formes du vivant.”. Elle réaffirme l’existence des objets et des êtres en dehors de l’utilisation qu’en fait l’homme. Exercice amusant. Nous abritons 10 puissance 12 microorganismes à l’intérieur de notre seul microbiote intestinal. Sont-ils nos hôtes ou le contraire ? Cela nous rend tout de suite moins propre, moins humain. Quand on regarde à l’échelle du “tout petit”, le plus grand devient bizarre. C’est cette étrangeté qui réhabilite le regard sur un monde dont nous faisons partie intégrante et qui nous compose. Qu’on le veuille ou non.

Questionner notre rapport à l’avoir

Pour remettre l’action au cœur de l’écologie contemporaine, il faut redonner une place centrale et active à la nature. Repositionner l’homme comme un acteur d’un réseau qui le dépasse. Le racisme est une première forme de ce dysfonctionnement qu’il pointe du doigt. Le patriarcat également, le manque de démocratie aussi. On traite l’étranger et l’autre comme quelque chose qui nous gêne. Une que l’on écrase sur la vitre. Comme on traite la terre quand elle n’est pas domesticable ou qu’elle ne tourne pas assez vite. Il nous souhaite de retourner à un monde d’être et non d’avoir. Le capitalisme est pour cette raison mis sur la table.

Une société du profit et de la consommation infini alors qu’on nous dit que la seule solution est la sobriété ? Vraiment ? Pour autant, il ne parle pas de tout tuer, de tout éliminer et de revenir à une vie de chasseur cueilleur dénudé du début des âges. Plutôt construire un nouveau monde, éveillé, proactif qui donne envie de se battre et d’agir. Reconstruire un idéal pour les générations à venir. L’écologie doit rimer plaisir, espoir, reconnexion au vivant. Et pour Morton, l’art peut nous y aider. 

L’art pour se connecter autrement ?

Apprécier l’art, n’est-ce pas lié au fait d’autoriser l’ambiguïté des choses ?” écrit Morton. L’art, c’est expérimenter la beauté. On peut la ressentir devant un bleu de Klein comme un paysage de montagne. Mais l’œuvre d’art a des droits, elle, pas la nature.  Pour donner des droits à la Terre, il faudrait qu’elle soit considérée non plus comme une chose, mais comme un être ou une chose par rapport à nos besoins anthropocentriques (ça ressemble drôlement à égocentrique non ?). Et la logique n’a rien à faire ici. Tout est question de recul, de perception différenciée, d’être écologique.

Revenons sur l’art maintenant comme médiateur de notre connexion au vivant. Le beau peut soit nous couper de la réalité des choses en fantasmant une nature romantisée. Soit, nous permettre de rencontrer le réel d’une manière sensuelle et émotionnelle. Le philosophe anglais prend l’exemple de l’installation Ice Watch de l’artiste islando-danois, Olafur Eliasson en 2015.

© Artic ice art displayed in Paris de UN climate change, 2015

Quatre-vingts tonnes de glace pêchée au Groenland et disposée en cercle sous forme de gros cubes sur la place du Panthéon en pleine COP. Là, les gens voyaient la glace fondre dans leur environnement. Il voyait la sensation physique de la glace. Ressentez l’action de cette dernière sur leur corps. Le bruit qu’elle faisait en fondant, doucement. Ils ont vu la flaque, aussi. Le but étant de comprendre par l’expérimentation émotionnelle. Comprendre l’interconnexion à un niveau plus sensitif et plus efficace qu’un énième article lu sur le trajet métro-boulot-dodo. Avant de comprendre dans l’urgence, parce qu’un beau matin, on a les pieds dans l’eau (ce qui est déjà le cas d’une large partie de la population mondiale).

La prise de conscience écologique n’a dans ce cas pas à être lisse et uniforme. “Pourquoi n’y aurait-il pas une écologie pour ceux d’entre nous qui ne veulent pas aller camper dans la nature et préfèrent s’enfouir sous les couvertures pour écouter leur musique gothique bizarre toute la matinée ?” nous dit Morton. Et oui pourquoi pas ? L’écologie, c’est vivre le monde, sans souffrance, sans empêchement, sans nombrilisme. Une sensibilité aux choses du vivant qui peut être plurielle. Une culture de la vie et non celle de la mort dans laquelle on se laisse couler joyeusement en se voulant éternel tout en laissant la seule condition de notre survie se diluer dans une flaque d’eau tiède. Inventons l’écologie que l’on veut en la vivant personnellement. Les solutions viendront après. L’action par la révolution de la pensée. Et oui pourquoi pas ?

Être écologique de Thimothy Morton, éditions Zulma, 20 euros 

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