SOCIÉTÉ

Mais ça veut dire quoi, « woke » ?

© Thomas Elliott

Candidate à la primaire écologiste en vue de la présidentielle de 2022, Sandrine Rousseau proposait une politique axée sur l’écoféminisme, l’antiracisme et surtout, la radicalité. Les médias l’ont présentée comme la prétendante « woke » à la présidence. Qu’est-ce que ce mot anglais signifie ?

Le terme « woke » est aujourd’hui omniprésent dans la sphère politique et journalistique. À gauche comme à droite, il demeure la pomme de discorde des débats. Ironiquement, les Français n’y sont pas sensibilisés  : selon l’IFOP, seuls 14  % des interrogés avaient déjà entendu le terme, et un maigre 6  % arrivaient le définir. Alors, que peut bien vouloir dire ce terme politiquement chargé, et qu’implique-t-il ? 

Grammaticalement issu du verbe « to wake » en anglais, il appartient au jargon linguistique des Afro-américains. Dérivé de « woken », le participe passé dudit verbe, il signifie grossièrement « être éveillé ». Le Cambridge Dictionary offre une définition de l’anglicisme plus précise. Il affirme qu’il représente le fait d’être « attentif et réceptif aux problèmes sociaux au sein de notre société tels que le racisme et les inégalités sociales ». Plus précisément, il qualifie une idéologie intersectionnelle basée sur la conscience et connaissance des dynamiques de domination et d’oppression systémiques. 

Au demeurant, l’expression reste utilisée comme une sorte de mot-valise pour faire référence aux militants antiracistes, féministes, LGBTQIA+ et écologistes. C’est pourquoi il s’est vu attribué à la candidate d’Europe Ecologie les Verts (EELV) Sandrine Rousseau dans la couverture médiatique de sa campagne électorale. Puisqu’elle s’est présentée comme progressiste, féministe et antiraciste, les médias ont d’office réalisé ce rapprochement. 

Un terme made-in U.S.A

Cependant, le concept a évolué au cours du temps et trouve ses racines dans l’Amérique des années 30. Ainsi, en 1931, neuf garçons afro-américains, qui avaient entre 12 et 20 ans, sont accusés de viol par deux femmes blanches. Dès lors, ils seront inéquitablement jugés et punis de la peine de mort. Ces Scottscoboro boys représenteront un cas judiciaire emblématique et important dans l’histoire de la lutte des Afro-Américains contre les discriminations. 

Suite à ce procès, le chanteur Lead Belly (de son vrai nom Huggie Ledbetter) réalise un titre qui deviendra une référence. Titré Scottsboro Boys, il y scande « best stay woke, keep their eyes open » (« il vaut mieux rester éveillé, garder les yeux ouverts »). C’est la première expression du terme dans ce sens. Ici, l’artiste met en garde les habitants de Scottsboro. Il les urge d’être prudents et conscients de l’environnement hostile, ancré dans le racisme, qui les entourent. Nous sommes en 1938. 

Puis, dans un article du New York Times daté de 1962, l’écrivain afro-américain William Melvin Kelley dénonce l’appropriation de l’argot issu des ghettos noirs par la jeunesse blanche non conformiste. Publié en plein mouvement de révolte pour les droits civiques des noirs aux États-Unis, il y écrit noir sur blanc : «  if you’re woke, you dit it !  » (« si t’es éveillé, t’as tout compris ! »). Ici, nul besoin de définition, ce nouvel usage du terme apparaît comme explicite. Il fait directement référence au sens donné par Lead Belly, et réactualise le concept, bien qu’utilisé par la communauté noire américaine depuis des décennies.  

Black Lives Matter et l’influence de Twitter 

L’assassinat de Michael Brown en 2014, jeune homme de 18 ans abattu par des policiers, relance l’utilisation du terme. Lors des manifestations du mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, des pancartes brandies lisaient « stay woke ». Un hashtag #staywoke s’était hissé en tendance Twitter. Les personnes noires et afro-américaines y réagissaient au meurtre de Brown. Ils y partageaient leurs expériences propres et leurs heurts avec la police. 

Vecteur mondial du message, Twitter s’approprie vite cette expression, qui s’inscrira dans la culture du réseau social. Ce concept apparaît alors comme un idéal à atteindre pour une partie des jeunes utilisateurs du site. Ils commencent à devenir conscients des inégalités et dynamiques d’oppressions sociétales. Grâce au mouvement Black Lives Matter, le terme émerge sur la scène médiatique mondiale. Pourtant, son origine est souvent méconnue. Le documentaire Stay Woke  : The Black Lives Matter Movement solidifie l’expression dans la culture populaire et participe à son usage globalisé.

La politique française, « woke » ou pas ?

Malgré sa médiatisation, le concept « woke » n’obtient pas une large popularité France et demeure réservé à l’environnement politique. Souvent associé à la « cancel culture » (idée visant à ostraciser les individus offensants de la sphère publique), on lui trouve des détracteurs à gauche, mais surtout à droite. L’argument principal ? Le « wokisme » empiéterait sur la liberté d’expression de chacun. Conséquemment, il rendrait le débat stérile et empêcherait la mise en avant d’une opinion adverse.

La «  culture woke  » s’oppose alors à l’idée d’un universalisme à la française, selon laquelle la couleur de peau et la classe sociale ne feraient pas obstacle à un système purement basé sur la méritocratie. Au contraire, elle a permis de relancer le débat sur les inégalités en France, sous un prisme plus large. Le président de la République s’est lui-même exprimé sur ce concept, comme le rapporte le magazine Elle  : « Je vois la société se radicaliser progressivement ». Jean-Michel Blanquer a même annoncé la création d’un « laboratoire républicain  », pour lutter contre cette «  véritable attaque contre les fondements des grands principes du monde libre ».

Ici, l’accusée principale resterait la sphère intellectuelle et universitaire, dont les thèses affaibliraient la République et la vie politique. Au demeurant, une large partie de la droite française blâme des théories sociales importées en France d’outre-Atlantique. Elles seraient récupérées par une branche de la gauche, devenue radicale. Avec l’apparition de néologismes, tels que « Wokistan », les conservateurs français dressent un portrait effrayant d’une France future. Ils craignent un totalitarisme « woke » qui aurait privé chacun de sa liberté d’expression.

Or, dans une tribune publiée dans L’Express, le sociologue Michel Wievorka considère que la « menace woke » serait largement exagérée par les militants conservateurs de droite. Serait-ce alors une simple récupération politique pour décrédibiliser la gauche française et le progressisme ? Une chose demeure certaine : ce concept sera au coeur des débats en vue de l’élection présidentielle à venir. Ils détermineront son importance et son impact sur la société française.

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