LITTÉRATURE

« Le Rire des déesses » – Certaines lueurs emportent tout

Le rire des déesses
Couverture de Le rire des déesses © éditions Gallimard

Dans Le Rire des déesses, la romancière Ananda Devi raconte dans une langue somptueuse l’amour fulgurant entre une mère à qui la vie n’a rien offert et sa fille née d’un viol dans une Inde patriarcale et sans espoir. 

Toute sa vie, Veena n’a pas eu le choix. Depuis sa naissance, dans le petit village rural d’Inde d’où on finit par la chasser parce qu’elle est de trop – et pour cause, c’est une fille – au viol de son oncle dans la forêt, en passant par l’enfant qu’il lui met dans le ventre. Tout un chemin fait de contraintes qui la mène jusqu’à l’installation dans La Ruelle, où elle finira par vendre son corps aux hommes de passage. Veena n’a jamais eu le choix mais elle a cette colère qui croît et gronde en elle. L’enfant, elle n’en voulait pas. Elle pense même qu’elle ne l’aime pas. Parce qu’elle ne l’aime pas, elle ne la nomme pas à sa naissance, ni après. C’est l’enfant qui se nommera toute seule. Chinti. La fourmi, en hindi. 

Mais un jour, le monde de La Ruelle bascule. Parmi les clients de Veena, il y a Shivnath. Shivnath est un tartuffe qui peut tout se permettre  : à la ville, on le croit l’envoyé de Dieu sur terre, le messager de Kali la déesse. Il revient régulièrement, Shivnath, bon client, convaincu que tout lui est dû. Et puis il découvre Chinti, petite fourmi cachée derrière un paravent. Il voit l’enfant, son corps, son visage, ses cheveux. Il pose sa beauté sur ses genoux. Quelque chose se brise en lui : ce petit corps fragile et gracile il le lui faut. Shivnath a décidé qu’il ferait tout pour enlever Chinti : il prétend qu’elle est la fille de Kali la déesse, dit qu’il doit l’emmener pour régner sur le monde à ses côtés.

Fureur des oubliées

C’est dans une langue magistrale qu’Ananda Devi met en scène une galerie de personnages, tous acteurs du grand théâtre qu’est ce pays injuste. Il y a Veena et Chinti, certes, mais aussi toutes les autres femmes de La Ruelle. Les prostituées sans visage et sans voix. Celles que l’on ignore, celles qui se taisent pour faire passer plus rapidement les moments douloureux – entendez par là le sexe. Ensemble, elles forment un cortège d’âmes en peine, pour qui l’espoir d’une existence meilleure ne sont que des mots. 

Parmi les oubliées, il y a ces prostituées mais aussi les hijras. Un autre nom pour désigner les femmes transgenres en Inde. Elles constituent également une caste à part, une caste que l’on ne comprend pas, que l’on n’approche pas, par peur de l’inconnu et par mépris. La narratrice, qui se dévoile tardivement, est l’une d’entre elles. Après avoir effectué sa transition, elle s’exile non loin de La Ruelle.

«  La présence des hijras interpèlle les pèlerins. (…) Troublés par tout ce qu’ils perçoivent en nous d’étrange, la peur et la haine se mélangent dans leur ventre. Certains demandent notre bénédiction, d’autres nous ignorent, d’autres encore nous insultent.  »

Le Rire des déesses, Ananda Devi

Chinti, la fourmi

La vie de cette hijras-narratrice est elle aussi illuminée par la présence de Chinti, cette enfant joyeuse qui donne le change, qui apporte de la vie dans un lieu mort. Qui mérite que l’on se batte pour elle. C’est pour cette raison que lorsque Chinti est emmenée par Shivnath, prétendument pour en faire une déesse, toutes les femmes de La Ruelle vont se mettre en marche. Main dans la main. Personne n’abusera de leur soleil. 

«  Depuis la terrasse de la Maison, j’ai tout vu. J’ai vu Shivnath emmenant Chinti avec la superbe de celui auquel rien ne saurait être refusé, celui auquel la terre elle-même appartient puisqu’il a l’appui des dieux, celui devant lequel tant de gens se prosternent qu’il prend leur adoration pour son dû.  »

Le Rire des déesses, Ananda Devi

Par l’écriture, l’autrice réhabilite ces exclues, leur fureur, et met le lecteur face à cette société qui méprise les femmes. À cette société qui en fait des objets. L’ordre patriarcal et déshumanisé prend corps dans le personnage de Shivnath, qui, dans une ultime prédation, veut s’approprier le corps des enfants après avoir abusé de celui des femmes. La force de ce texte est de se hisser jusqu’à la cime du pouvoir, là où fourmillent impuissants et impunis. De leur opposer une marée d’âmes pleines d’une saine colère. La colère des véritables filles de Kali, autant de déesses disposées à faire entendre leurs voix. 

Le rire des déesses d’Ananda Devi, paru chez Grasset, 19,50 euros.

Journaliste

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