Pour son troisième long métrage, Hubert Viel place sa caméra au niveau d’une enfance cruellement lucide. Le film évolue sur une ligne de crête périlleuse. Les oscillations de la pellicule 16mm pour maintenir l’équilibre signent sa réussite.
Le versant nord de cette crête est celui du naturalisme. Hubert Viel plante majoritairement son décor dans la campagne Normande des années 1980. Mais pour y parvenir sa mise en scène emprunte le versant sud ; celui du fantastique. Le film s’ouvre sur Louise, jeune enseignante d’histoire au lycée dans les années 2010. La jeune femme (Erika Sainte), rêveuse et solitaire, évolue dans une réalité sans aspérités. C’est suite à la rencontre fortuite avec le nouveau prof d’anglais de son lycée que peut s’opérer le flashback vers l’animation de son enfance dans les années 1980. Ce dernier est un viel ami, plus précisément son ancien amoureux. Le choc de la rencontre provoque la mémoire de notre héroïne déjà à moitié absente.
Entre Louise et Louloute (le surnom donné par ses parents), il y a donc une frontière poreuse que la première n’a de cesse de traverser. Le récit de la disparition des exploitations familiales au profit des élevages extensifs mondialisés se fait ici à hauteur d’enfant.
En faisant le choix de tourner en pellicule, le réalisateur rend à la campagne normande le poids de sa matière. Les couleurs vives de la garde-robe familiale accompagnent la belle énergie dégagée par Alice Henri. Elle incarne une enfant aux prises avec les contradictions qui caractérisent le passage progressif à l’âge adulte. Hubert Viel pose un juste regard sur cet âge parfois douloureux où candeur et lucidité désarmantes s’affrontent.
Une famille fantastique
Fort de ces ambivalences, le réalisateur ne se complait pas pour autant dans une résolution dialectique qui aurait une saveur amère. Au contraire, c’est la douceur de l’irrésolu qui frappe les cœurs spectateurs. Pour cela, Hubert Viel peut compter sur une belle bande d’acteurs emmenée par Laure Calamy.
Après Antoinette dans les Cévennes, l’actrice s’illustre de nouveau dans le rôle d’une femme quadragénaire, Isabelle, qui, nécessairement se dédouble. A la mère de famille, enjouée et bienveillante, se superpose l’épouse et collègue du maître de la ferme. Laure Calamy sait tout faire, et toujours avec une générosité savoureuse pour le spectateur.
Hubert Viel bâtit donc une structure binaire lui permettant de dépeindre efficacement et sans emphase l’absence-présence du père fermier et les difficultés croissantes qui consacre le récit familial en une tragédie. Mais, ingénieux, le réalisateur balaie cette structure en convoquant l’onirisme. La frontière poreuse ne concerne par seulement Louloute. Elle constitue un véritable ars vivendi pour la famille. Ainsi, le banal d’une recette de crêpes ou d’un repas dominical est constamment rompu par l’irruption de l’inattendu. L’événement – souvent mortifère – agit comme une incantation ; Louloute et sa famille, vont et viennent sur les rivages de la narration.
Le drame vécu par la fillette – et par conséquent par toute une génération de familles agricultrices – ne peut être résolu que sur le terrain de la mise en récit de la mémoire. D’où cette scène originaire, qui par deux fois habite l’écran. La prévenante Louloute apporte un plateau de petit déjeuner à ses parents. Elle en fait glisser le contenu par terre. Par deux fois, la figure décomposée de la petite fille occupe le champ. Toutefois, en rejouant la scène le contre champ laisse apparaitre le lit nuptial.
De la sorte, l’image recomposée du récit qui ne se laissait pas terminer laisse Louloute faire partie intégrante du cadre familial. De retour dans le temps présent, Louise s’évanouit une dernière fois lors d’une visite avec son frère et sa sœur s’impose de l’exploitation mise en vente. Louloute et Louise coexistent alors dans le même plan. Et c’est la force onirique du récit qui triomphe une ultime fois de l’enfance.