A l’aube de 2021, de nouvelles dimensions du monde numérique se sont ouvertes à nous. Pour cause, la situation sanitaire a contraint les évènements à se mener en distanciel, multipliant ainsi les expériences virtuelles. Tandis que notre identité s’exprime et se réinvente inlassablement sur la toile, certaines compagnies ont profité de la tendance pour imaginer les fondements de la mode de demain : la Digital Fashion.
Créativité. Durabilité. Inclusivité. C’est ce par quoi jure la Digital Fashion, se présentant d’abord comme alternative à la Fast Fashion. Après deux années de discrètes collaborations avec certains grands designers, les startups de Digital Fashion ont rapidement fait leur arrivée sur le marché du numérique. Parmi elles, Tribute Brand, DressX, Auroboros ou encore XR Couture. A l’origine, The Fabricant, la première “maison de couture digitale”, fondée en 2018. En 2019, elle annonçait son partenariat avec la marque Tommy Hilfiger autour de la conception d’articles entièrement digitalisés. Leur objectif : limiter le gaspillage et l’impact environnemental dans une démarche plus éthique et écoresponsable. Pas de matériaux ni de chaînes de production, seulement des datas.
La Digital Fashion se veut également body inclusive et genderfluid, car elle ne présente aucune contrainte de taille, ni de conception genrée. L’idée est révolutionnaire et attire déjà certains visionnaires et autres technophiles. L’expérience, tout aussi futuriste que fascinante, est en passe de bouleverser le monde de la mode. Pour mieux comprendre ce nouvel univers de la création virtuelle, nous avons échangé avec Daniella Loftus, créatrice du site This Outfit Does Not Exist. Une plateforme qui « donne vie à la mode digitale », à la fois par la promotion de designers virtuels et l’exposition de tenues, ainsi qu’à travers une partie pédagogique. Celle-ci nous emmène à la découverte d’un monde de la mode sans loi, ni pesanteur. Rencontre.
Comment t’es venue l’idée de créer cette plateforme ?
Daniella : J’ai eu l’idée de créer ce site vers septembre, l’année dernière. J’ai toujours été intéressée par la mode, mais je m’en étais éloignée en grandissant. Je trouvais que ce milieu tendait à produire toujours plus de vêtements, au lieu de véritablement raconter une histoire avec. Toutefois, je suis quelqu’un de créatif, et j’ai toujours aimé m’habiller de façon avant-gardiste. En déménageant à Londres où je vis maintenant, j’ai découvert tout un monde mêlant technologie et création, innovation et mode, celui de la Digital Fashion. C’était tout ce que j’aimais. Étant consultante en technologies émergentes auprès d’entreprises, je me suis prise de passion pour le sujet et m’y suis spécialisée en faisant de nombreuses recherches.
Quelqu’un m’avait recommandé de créer un compte Instagram dédié à ma garde-robe. Puis j’ai découvert la Digital fashion et je me suis demandé quelles étaient les personnes influentes dans ce milieu. En cherchant, je n’en ai trouvé aucune dont le compte soit entièrement dédié à la mode virtuelle. J’ai décidé d’être la première à créer un Instagram autour de ce concept, tout en nourrissant mon contenu d’articles et d’essais sur le sujet. J’avais quelques appréhensions à me dévoiler sur les réseaux sociaux, mais j’ai dit à une amie « Si je ne me lance pas maintenant, quelqu’un d’autre le fera ». De nombreuses compagnies s’étaient développées durant la pandémie et arrivaient sur le marché. C’était le moment parfait. J’ai finalisé le projet en décembre, et le 15 janvier 2021 est né This Outfit Does Not Exist.
De quelle façon s’organise ce média ?
D : Je cherche à susciter de l’engagement auprès du grand public comme des professionnels. Mon compte Instagram est la partie visuelle, qui va servir à montrer ce à quoi ressemblent les tenues. Tandis que ma newsletter vient alimenter en informations et renseigner sur le monde de la Digital Fashion, dans une partie plus explicative. Chaque mois, j’ai un thème différent. Je fais également attention aux tenues que je choisis d’exposer, car je veux qu’il y ait un message derrière chacune d’entre elles.
Il s’avère que tu proposes aussi des conférences ?
D : Ce sont comme des discussions de groupe, que j’anime et auxquelles j’invite des intervenants. D’ailleurs, j’ai une annonce à faire ! Je vais devenir la première collaboratrice « humaine » de The Fabricant. Chaque semaine, j’accueillerai une conversation sur leur Clubhouse, qui permettra à tous de venir poser des questions et d’en savoir plus sur la Digital Fashion. J’échangerai par exemple avec des personnes spécialisées dans les jeux vidéos, la mode et autre. Ce sera gratuit, accessible à tous et interdisciplinaire.
A quand remonte l’apparition de la Digital Fashion exactement ?
D : C’est très récent ! En collectant des données sur plus de 500 start-ups dans le milieu, je suis remontée jusqu’à The Fabricant. Il s’agit de la première maison de mode digitale, fondée en 2018. Cette même année, leur entreprise a crée la première robe virtuelle, vendue en tant que NFT (Non-fongible token ndlr) pour 9500 Dollars.
Le Directeur marketing de Gucci avait également annoncé que la marque commencerait à créer des articles entièrement digitaux d’ici deux à trois ans. Entre-temps, The Fabricant a collaboré avec plusieurs compagnies dont Tommy Hilfiger, Under Armour et plus récemment Buffalo. Pour Tommy Hilfiger, les designers de The Fabricant ont formé ceux de la marque aux techniques de la création numérique. Ensemble, ils ont digitalisé plus de 60 000 produits. A partir de là, tout s’est précipité. En Mai 2020, le site XR Couture a été lancé, suivi de DressX en août dernier.
Comment est-ce-que ça marche ?
D : Pour l’instant, les plateformes sur lesquelles acheter des vêtements virtuels proposent de télécharger une photo de soi, sur laquelle la tenue commandée est intégrée. Certaines compagnies développent également la technique AR (Réalité Augmentée ndlr) qui suit chaque mouvement du corps, pour pouvoir adapter une tenue sur une vidéo. Snapchat est d’ailleurs très avancé sur le sujet. L’application a récemment collaboré avec Farfetch et Prada, offrant la possibilité d’essayer des tenues virtuelles en changeant de tenue au son de la voix, ou avec un mouvement balayant du bras. Tout ça rejoint le concept de « filtre » que l’on connaît sur les réseaux sociaux, mais qui se focalise sur le visage.
De quelle façon la Digital Fashion réinvente notre identité et modifie nos habitudes de consommation ?
D : Tout d’abord, il y a ce que l’on appelle « L’effet Diderot ». C’est l’idée qu’en tant qu’êtres humains, nous sommes conditionnés à consommer en continu, afin d’exprimer notre identité. Je pense que la mode digitale nous permet d’exprimer cette identité sans avoir à consommer un bien matériel. Elle nous permet également de comprendre si l’on veut vraiment acheter tel vêtement, où juste se voir le porter.
Dans la Fast Fashion, le marketing incite les gens à consommer toujours plus, et fait en sorte que tout devienne « démodé » très rapidement. Ce processus marchera toujours, car il s’aligne sur notre désir constant de nous réinventer. Ce que j’espère à l’avenir, c’est que nous puissions rediriger nos habitudes de consommation vers le digital, pour satisfaire ce besoin. Personnellement, j’utilise la Digital fashion pour m’exprimer de façon extravagante, tandis qu’à côté je prends le temps de sélectionner les vêtements que j’achète.
En tant qu’êtres humains, nous sommes conditionnés à consommer en continu, afin d’exprimer notre identité. Je pense que la mode digitale nous permet d’exprimer cette identité sans avoir à consommer un bien matériel.
Daniella, This Outfit Does Not Exist
Quel est le lien entre la mode digitale et les œuvres d’art NFT ? Peut-on échanger ou vendre un vêtement digital pour sa valeur ?
D : Il y a différentes manières de posséder un article digital. La majorité des tenues portées sur les photos ne sont pas des NFT. L’acheteur paie pour un design apposé sur son image, mais il ne possède pas le design en lui-même. Toutefois, certaines plateformes de Digital Fashion se mettent à vendre des articles NFT. Ces derniers peuvent être portés en image, mais également grâce à la technologie AR et aussi dans un jeu vidéo sur notre propre avatar. C’est comme avoir une garde-robe digitale.
Connais-tu des célébrités qui portent du digital ?
D : J’ai fait participer quelques personnalités connues pour l’évènement du « Digital Met Gala » que j’ai organisé sur les réseaux sociaux. La plupart sont des ami.e.s influenceurs.euses ou modèles. Tous se sont pris au jeu ! Pour ce qui est de personnalités publiques, je sais déjà que The Fabricant devrait collaborer avec certaines célébrités. Ce qu’ils préparent s’annonce incroyable.
Dans ta newsletter, tu abordes le concept du Métavers (méta-univers) et interroge les jeux vidéo, un marché en pleine croissance également.
D : Je ne joue pas vraiment aux jeux vidéo mais j’aimerai m’y intéresser un peu plus, pour pouvoir expérimenter la Digital Fashion dans cet univers parallèle. Le gaming est un véritable domaine d’opportunités. La semaine dernière, Gucci a collaboré avec le jeu Roblox dans lequel ils proposaient la version digitale de leur sac Dyonisos. A l’origine, le sac était vendu pour 5 dollars, avant de rapidement être en rupture de stock. Il se vend à présent pour 4100 dollars, alors qu’il ne s’agit même pas d’un NFT ! C’est la première fois que la version digitale d’un article se vend plus cher que celle réelle.
Préfères-tu t’exprimer au travers de tenues physiques ou digitales ? Quels sont les avantages et inconvénients de chacun ?
D : Ce sont deux dimensions complètement différentes. Lorsque je porte une tenue virtuelle, cela ne ressemble en rien à ce que je pourrais porter en vrai. Certaines tenues ont des reflets iridescents et irréels, bien que les designers doivent d’abord comprendre le vêtement physique et les différentes matières afin d’en recréer l’équivalent virtuel le plus précis possible. La Digital Fashion me permet de m’exprimer de façon libre, affranchie de toute gravité. Elle exprime donc mieux mon identité. Evidemment, la mode physique conserve l’idée de longue utilité. Je peux porter une tenue toute la journée et m’exprimer dedans, en tant que tel, alors que s’envisager au travers des réseaux sociaux est différent. Si je pouvais arborer des tenues dans un jeu vidéo, et faire se déplacer mon avatar au travers du Métavers, je pense que cela me procurerait ce même effet de transformation et d’utilité longue.
Selon toi, l’utilité fondamentale des vêtements virtuels est donc symbolique ?
D : Bonne question ! Les vêtements digitaux permettent avant tout de nous exprimer. D’une façon d’abord purement esthétique. Il y a aussi des tenues ayant des fonctionnalités, permettant par exemple à un personnage de jeu vidéo d’aller plus vite ou d’obtenir plus de capacités d’action.
A l’avenir, je pense d’ailleurs que la Digital Fashion nous donnera plus de pouvoir (empower) à travers le monde virtuel. Une tenue pourrait nous permettre d’accéder à certaines options ou encore de rejoindre une communauté. Il y a tant de façons dont la mode virtuelle peut nous encourager à exprimer notre individualité en ligne. C’est comme ça que je vois le concept de Digital Fashion : L’expression de soi avec un « plus ».
La Digital Fashion sera-t-elle la mode de demain ? De plus en plus de marques en font le pari et prennent le tournant du digital, encouragées notamment par l’essor des réseaux sociaux. De son côté, la mode d’aujourd’hui compte parmi les industries les plus polluantes, mais aussi celles les plus controversées au monde. Elle soulève des enjeux écologiques, éthiques et médiatiques auxquels l’innovation peut répondre. Le monde parallèle de la Digital Fashion pourrait donc bel et bien annoncer le devenir de la Haute Couture. Changement de notre style habituel, pour un style science-fictionnel.
Daniella est à retrouver sur Instagram : @thisoutfitdoesnotexist. Twitter :@TODNExist . Site Web : This Outfit Doest Not Exist.