CINÉMA

« L’ Homme qui a vendu sa peau » – Du côté de chez Faust

© Bac Films

Récompensé du prix de la Meilleure coproduction étrangère lors de la 26ème cérémonie des Lumières de la presse internationale 2021 et après un passage à la Mostra de Venise 2020, L’ Homme qui a vendu sa peau sort enfin en salles. Un film puissant traversant deux mondes opposés ; celui des réfugiés et celui de l’art contemporain.

Notre monde est absurde. En Syrie, on peut aller en prison pour avoir clamé, haut et fort, son amour à la femme que l’on aime dans un train. En Europe, on peut devenir une oeuvre d’art vivante et valoir des milliards d’euros. A priori, les deux ne sont pas liés, pourtant ce sont les deux sujets du quatrième film de la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania, L’ Homme qui a vendu sa peau.

Après avoir été enfermé pour faute d’amour, Sam Ali (Yaya Mahayni) s’enfuit et passe la frontière clandestinement pour survivre au Liban. Il tente de s’en sortir en se nourrissant dans les buffets des expositions d’art. Pendant ce temps, Abeer (Dea Liane), son amoureuse, a épousé un ambassadeur et vit à Bruxelles.

Survient alors Soraya (Monica Bellucci). Elle voit en lui la toile parfaite, l’objet d’art le plus sulfureux pour l’artiste contemporain le plus transgressif du monde. Un pacte faustien va avoir lieu. Sam désire rejoindre Abeer en Europe mais ne peut traverser les frontières en tant qu’homme. Tandis que Jeffrey Godefroy (Koen De Bouw) veut récupérer son dos pour lui tatouer une oeuvre. « – Vous voulez mon âme ? – Je veux ton dos ». Sam sera ainsi transformé en marchandise artistique pouvant circuler sur tous les territoires internationaux. Ironie provocatrice de l’acte, l’artiste métamorphosé en Méphistophélès tatoue un visa Schengen sur ce dos sensualisé par la cinéaste. Le jeune homme se retrouve marqué à vie par le sceau de la servitude pour ne pas être né du « bon côté ».

Liberté, j’écris ton nom

Par un récit légèrement kafkaïen, Kaouther Ben Hania explore philosophiquement les notions de liberté et de dignité, de corps et de propriété. Le pacte se fait aux prix d’une certaine liberté pour en acquérir une autre. D’un côté l’artiste occidental membre d’une élite, de l’autre le réfugié prêt à vendre non pas son âme, mais ici son corps pour se déplacer. Au nom de l’art, le mercantilisme du monde va – sans mauvais jeu de mots – se faire de l’argent sur le dos de celui qui tente de survivre. Sam va pouvoir expérimenter le luxe, tenter de s’insérer dans un milieu opposé au sien, mais à quel prix ?

La force du récit est de nous faire vivre les émotions et les questionnements au plus près du héros. À l’inverse de The Square de Ruben Ostlund (Palme d’or 2017 au festival de Cannes) dont les questions relatives à l’hypocrisie de du monde de l’art contemporain sont assez proches. Le personnage de l’artiste est ancré dans notre monde moderne, il connait les rouages du marché de l’art. Cynique et charismatique comme le diable, il agit comme un envouteur sur Sam. Or, ce dernier vit les événements à fleur de peau. Sa dignité d’homme semble reprendre le dessus, le guider vers une véritable liberté humaine.

L’envers du décor

La cinéaste s’est inspirée d’un véritable homme-oeuvre d’art pour son scénario. L’artiste belge, Wim Delvoye, connu pour plusieurs oeuvres controversées, a tatoué le dos d’un jeune homme, Tim Steiner, en 2006. Deux ans plus tard, l’oeuvre a été vendue pour 150 000 euros à un collectionneur allemand. Une performance réelle donc dont le contrat prévoit que l’acquéreur dispose de l’oeuvre trois fois par an. Il peut ainsi l’exposer, la revendre ou la léguer. Il est également écrit que le dos tatoué sera détaché du corps à la mort du porteur et reviendra donc à son propriétaire.

A travers ce fait réel et cette histoire plutôt originale, Kaouther Ben Hania propose une incroyable maîtrise de la tension dramatique. Elle navigue à travers les registres, de la satire saupoudrée d’humour noir, à la romance. Dans l’ Homme qui a vendu sa peau, la mise en scène virtuose épouse l’art. Chaque plan pensé avec le chef opérateur Christopher Aoun s’affirme comme oeuvre picturale plutôt baroque. La cinéaste filme les peaux et les corps des hommes et surtout de son protagoniste avec une sensualité très troublante. Et Yaya Mahayni, se glisse dans cette peau d’une manière impressionnante, doté d’un jeu à la palette d’émotions complexes et captivantes. Une oeuvre atypique traversant les frontières, trouvant son équilibre entre réflexion profonde sur notre monde et un visuel époustouflant.

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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