CINÉMALITTÉRATURE

« Zazie dans le métro » – Exercices de style

© Gaumont Malavida
© Gaumont Malavida

Un succès populaire pour Raymond Queneau en 1959, un film incompris pour l’adaptation de Louis Malle un an plus tard, Zazie dans le métro est en réalité deux œuvres multiformes, expérimentales. Ou comment une seule enfant malmène la syntaxe et la grammaire littéraire ou cinématographique. A voir en salles en version restaurée par Gaumont et distribuée par Malavida.

Au commencement, il y a ce célèbre pull orange, ce rire d’enfant satanique, ces Doukipudonktan et autres bloudjinzes, ce métro qu’on ne verra jamais, cette galerie de personnages grotesques, ces références (trop ?) nombreuses – de la Bible, à l’Antiquité, de la littérature à la philosophie, du cinéma burlesque aux contemporains de la Nouvelle Vague – et ses multiples niveaux de lectures divergents selon votre culture, votre âge ou simplement votre envie d’analyse.

Zazie dans le métro, œuvre au multiples thèses, essais, articles, voire dissections ; livre étudié du lycée à l’Université. Tout semble avoir été dit sur le roman qui fit connaître le membre de l’OULIPO au grand public. Pourtant, la richesse de Zazie permet d’en parler encore et encore. Le perroquet Laverdure – personnage du roman – nous hurle déjà « Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire  », et comme il a toujours raison, causons de cet enfant d’une dizaine d’années qui hante la littérature et le cinéma depuis soixante ans.

Genèse d’une adaptation exemplaire

1959. Après des prix et des expérimentations littéraires diverses et variées, et un an avant la fondation de L’OULIPO, ce quinzième roman de Raymond Queneau fait donc de l’auteur un écrivain populaire. Si les thèmes abordés oscillent entre réalisme contemporain : le travail, le tourisme, l’ « american way of life », Paris à l’aube des sixties, l’homosexualité et réflexions philosophiques : quête et perte d’identité, le double, le sens de la vie, la religion ; Zazie dans le métro se distingue essentiellement par son écriture.

Queneau pousse encore plus loin l’usage de l’argot que Louis-Ferdinand Céline et son Voyage au bout de la nuit. Il use de ce qu’on appellera le néo-français et tord la syntaxe du français écrit pour le remplacer par un langage parlé et phonétique. Ainsi, il abuse de figures de style comme l’hapax où la STO devient la Essteo et les blue jeans, des bloujinzes. L’oulipien parodit, et déconstruit de manière ludique les codes des genres romanesques conventionnels, le roman policier, le roman d’apprentissage ou l’épopée antique : l’odyssée.

1960. Seulement un an après la publication du roman de Raymond Queneau, Louis Malle adapte le texte au cinéma et réussit une parfaite traduction cinématographique de l’univers de Zazie dans le métro. En co-scénariste : Jean-Paul Rappeneau, en conseiller artistique : William Klein et au casting : Philippe Noiret (pour son second grand rôle au cinéma après La Pointe courte d’Agnès Varda en 1955) dans le rôle du tonton Gabriel, entouré de Vittorio Caprioli, Hubert Deschamps, Annie Fratellini et Carla Marlier. Sans oublier, le caméo le plus improbable du cinéma français, Sacha Distel sortant d’une colonne Morris. La petite Zazie est interprétée par Catherine Demongeot dont la carrière fut courte et s’arrêta après quatre rôles d’enfants dans les années 1960. Malheureusement pour le jeune cinéaste, le film, contrairement au livre, ne rencontre pas son public à sa sortie. Pourtant, lors de l’avant-première, il est soutenu par Truffaut, J-L Godard, Ionesco, Chaplin et Queneau, lui-même, dont il ne faut pas manquer de rapporter les propos : « En même temps, je reconnais Zazie dans le métro en tant que livre, je vois dans le film une œuvre originale dont l’auteur se nomme Louis Malle, une œuvre insolite et à la poésie à laquelle je suis moi-même pris ».

Passons ce name-dropping, pour en venir au cœur de Zazie-film où le cinéaste est parvenu à s’emparer du livre afin de créer un nouveau mode d’expression cinématographique avec comme guide, nulle autre que la liberté. Comment alors repenser le cinéma ? La mise en scène du film n’en fait qu’à sa tête : hors-champs sonores et visuels, trucages grossiers, post-synchronisation, mouvements de caméras improbables, variations des échelles de plans, arrêts sur images, accélérations, faux raccords, irruptions au second plan, et cætera, et cætera, et caetera. Aucun doute possible, un an après la sortie des Quatre-cent coups de François Truffaut, la même année qu’ A Bout de souffle de Jean-Luc Godard, nous sommes bien en pleine naissance de l’esthétique de la Nouvelle Vague.

Et Zazie dans toussa ?

C’est qui, ou plutôt, c’est quoi Zazie ? (pour plagier Luc Lagier dans « Blow up »). Résumons, (est-ce bien nécessaire ?) l’histoire de la petite Zazie. 48h à Paris avec tonton Gabriel et des personnages plus étranges les uns que les autres. Tandis que sa mère passe le week-end avec son Jules, la « mouflette » (14 ans dans le livre, 10 dans le film pour éviter l’aspect Lolita), petite post-Zazou (jeunes provocateurs, américanophiles et amateurs de jazz des années 40) s’en va semer la zizanie dans le monde absurde des adultes et le métamorphoser en immense terrain de jeux. L’ouverture du film de Louis Malle, travelling avant d’un train et balade sifflée en fond sonore annonce l’arrivée de la petite fille à Paris comme la justicière d’un western spaghetti.

Zazie ne ressemble en rien à l’idée que l’on peut se faire d’une petite fille dans les années 50 (ni aujourd’hui d’ailleurs). Ce n’est pas une enfant modèle, garçon manqué, vêtue de « bloudjinzes », elle passe la majeure partie de son temps à jurer, on ne compte plus les « mon cul » qui jalonnent le roman. Zazie est le symbole de la nouvelle génération, celle des baby-boomers, dont la place attitrée dans l’histoire est pile entre la Seconde Guerre Mondiale et 1968, c’est une France qui s’embourgeoise, une nouvelle décennie de consommateurs que la petite fille va mettre à mal.

© Gaumont Malavida

Zazie dans le métro, un titre pas si éloigné du titre original de Lewis Caroll : Alice’s Adventure Underground, traduction anglaise du fameux transport sous-terrain. Le métro est en grève, elle ne le verra donc jamais. Le terrier magique de Zazie, c’est Paris et elle n’y tombe pas accidentellement comme Alice, mais le personnage s’introduit tout seul. Alors que Gabriel l’attend à la gare de Lyon, pestant contre les odeurs et les badauds : «  Gabriel regarde dans le lointain  ; elles, elles doivent être à la traîne, les femmes, c’est toujours à la traîne  ; mais non, une mouflette surgit ».

Le verbe surgir montre d’emblée l’impulsion du personne éponyme sur l’histoire, elle fait démentir ce proverbe consistant à dire « les femmes sont toujours en retard ». Au cinéma, Louis Malle traduit cette entrée du personnage par une irruption de Zazie en hors-champs assez violente car elle marche sur le pied de Gabriel « AIE ! C’est moi Zazie, et toi tu es mon tonton ? ». Une entrée fracassante, où la fillette s’impose avant de dominer les deux œuvres, par la part importante des dialogues dans le livre, par la couleur orange criard de son pull dans le film et son rire qui résonne.

La Zazie de la liberté

Curieuse insatiable, Zazie va passer deux jours à questionner des adultes qui ne parviennent pas à lui répondre alors qu’elle les oblige à jouer malgré eux – ils délaissent, peu à peu, leurs obligations professionnelles, le taxi, le café, pour courir dans la rue. Symbole de la liberté, la petite fille n’a aucun tabou, aucune limite, ce qui fait d’elle une figure d’opposition aux convenances ou obligations du monde réel des adultes. Elle les renvoie à ce qu’ils sont réellement, les place face à leurs propres contradictions tandis qu’elle leur parle de mariage, de sexualité, d’inceste avec maturité.

Zazie, seule maîtresse de son récit, inverse les rôles, elle boit des bières là où son oncle est à la recherche de grenadines. L’écriture épouse ce personnage en contaminant tous les autres, prête à « pervertir tout le quartier », ils vont commencer à user de ses éléments de langage en devenant de plus en plus vulgaires. Le moteur de Zazie : ne respecter aucune règle et s’amuser. Un principe qui se trouve être celui de l’auteur, Raymond Queneau et, de facto, du cinéaste Louis Malle, le transposant en écriture cinématographique. Tous deux, animés par le véritable plaisir de la création.

Une séquence du film, en particulier, caractérise cet aspect récréatif : la course poursuite entre le personnage caméléon aux multiples identités (Pédro Surplus, Trouscaillon, Bertin Poiré et Aroun Arachide) et Zazie. Les gags visuels s’enchaînent comme les références au cinéma traditionnel : Charlie Chaplin dans Lumières dans la ville et sa Venus de Milo à laquelle on coupe les bras, le discours du Dictateur, Buster Keaton dans The Cameraman pour la scène de l’appareil photo dans le passage Vivienne, la multiplication de Zazie – un trucage utilisé dans L’Homme-orchestre de Méliès-, le jeu des miroirs de La Dame de Shanghai, mais aussi les cartoons de Tex Avery ; l’évidence de l’évidence (pour citer encore Luc Lagier) évidement Bip-Bip et Coyote à coup de lancers de bombes, poêles à frire ou gants de boxe, ajoutez à cela l’utilisation du mickey mousing, soit l’amplification des bruitages et sons.

Zazie est à elle seule la littérature et le cinéma, elle rend hommage, elle déforme, elle traduit. Comme pour nous prouver que la fiction, n’existe pas, on repousse les limites de la distanciation brechtienne, Zazie dort paisiblement, les adultes sont devenus tellement libres qu’ils se battent, le décor s’écroule et un caméraman apparaît dans l’émeute. Elle, Zazie, a terminé son apprentissage « J’ai vieilli  » déclarera-t-elle à sa maman dans le train du retour. Cette citation qui clôture le roman, laisse libre interprétation au lecteur. Zazie a-t-elle vraiment tiré un enseignement de son séjour parisien ? Ou, encore une fois, se moque-t-elle des adultes avec sa verve ironique dont elle a fait preuve pendant tout le récit ?

Et puis n’oubliez jamais que « Paris n’est qu’un songe, Gabriel n’est qu’un rêve (charmant), Zazie le songe d’un rêve (ou d’un cauchemar) et toute cette histoire le songe d’un songe, le rêve d’un rêve, à peine plus qu’un délire tapé à la machine par un romancier idiot (Oh ! pardon).  »

J'entretiens une relation de polygamie culturelle avec le cinéma, le théâtre et la littérature classique.

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