Ce mois d’avril paraît la dernière bande-dessinée de Théo Grosjean : Le Spectateur. Après sa série L’homme le plus flippé du monde, ce roman graphique met en scène la vie d’un personnage coincé dans une existence dont il n’est que le spectateur inactif. A cette occasion, nous l’avons rencontré.
Le Spectateur met en image l’histoire de Samuel, un enfant qui, dès sa naissance, est marqué du sceau de l’inertie : il ne crie pas lors de sa venue au monde. Pourtant, rien n’explique cette absence de parole. Samuel ne parle pas et ne réagit pas au monde qui l’entoure. Écrit à la première personne, l’histoire se raconte au travers des images vues par le personnage. Devenu cet enfant – dont on ne voit souvent que les bras – les lecteur.ices sont amené.es à vivre sa vie avec lui. Une vie dont les événements drôles ou désastreux se succèdent sans que Samuel ne dise mot. Sans qu’il paraisse pouvoir y échapper.
Dans une atmosphère plutôt cynique, Théo Grosjean se lance le défi de créer un personnage dont les émotions ne transparaissent ni par les mots, ni par les actions. Et cela fonctionne. Sans qu’ils ne soient explicitement déclamés, les sentiments de Samuel perlent tout le long de la lecture. Pour cela, il constitue un univers fait de mystérieux dessins, de longs silences et de regards appuyés. Toute en sensibilité, cette BD propose une autre façon de communiquer. Elle se construit autour d’un discours sous-jacent et plein d’ambiguïtés. Un discours fataliste mais pas apathique où l’absence – de mots, d’actions – équivaut souvent à une présence invisible tant elle regorge d’émotions.
Lorsqu’on te suit sur Instagram, on découvre d’abord ton caractère anxieux dans tes dessins. Ils sont d’ailleurs devenus une série publiée chez Delcourt, L’homme le plus flippé du monde. La période agitée et le contexte de pandémie sont certainement difficiles à vivre pour toi, surtout en tant que créateur, comment vas-tu ?
En tant qu’auteur, ça n’a pas changé beaucoup de choses, surtout que je publie beaucoup en numérique, sur Instagram. Au contraire, j’ai l’impression que les gens sont plus attentifs à ce qui se fait sur internet. Pour ce qui est de l’angoisse liée au virus, paradoxalement, je ne le vis pas si mal que cela. C’est un peu comparable aux personnes hypocondriaques qui se sentent presque soulagées quand on leur décèle une maladie. Je vois toujours le côté négatif des choses, naturellement. J’avais déjà élaboré plein de scénarios pour un futur terrifiant – dont des pandémies. D’une certaine façon, c’est comme si j’étais préparé à ce qu’il se passe des choses anxiogènes.
Malgré cela, je reste toujours angoissé par la situation et par le futur en général. Je pense que cette tendance tient aussi à ma génération. La plupart des jeunes autour de moi partagent ces craintes vis-à-vis de l’écologie notamment. En même temps, c’est aussi positif : je ressens que l’on a tous conscience de cela et que l’on est en train de faire bouger les choses ! Enfin j’espère en tout cas…
Le Spectateur suit la vie de Samuel, un jeune garçon qui ne semble avoir aucune prise sur les événements de sa vie. Il est spectateur – comme le lecteur ou la lectrice – de son destin. À la lecture, je me suis sentie tiraillée entre deux impressions : ce personnage est-il insensible ou hypersensible ? C’est d’ailleurs une ambiguïté qu’évoquent certains des autres personnages. Peux-tu nous parler de Samuel et des raisons pour lesquelles tu as voulu mettre en scène ce héros ?
C’est un sentiment que j’ai parfois, que j’évoque d’ailleurs par la voix d’un des personnage du livre. On reçoit tellement d’informations qu’il est souvent difficile de savoir identifier ses émotions. Parfois, je ne sais pas si je suis indifférent ou si, au contraire, je suis très impliqué émotionnellement. C’est étrange car ce sont deux choses qui semblent totalement différentes. Je pense que c’est aussi lié à l’émergence des réseaux sociaux. On a énormément d’informations mais on se sent impuissant face à toutes ces choses qui arrivent. Samuel est spectateur et ne réussit pas à interagir avec son environnement. C’est cette sensation de ne pas réussir à avoir de l’influence sur ce qui se passe que je voulais illustrer dans cette BD.
Tu t’es aussi lancé un défi narratif. Comment t’est venu cette idée d’écrire une BD à la première personne ? Est-ce que cette focalisation t’est apparue comme une évidence, en même temps que tu as pensé à l’histoire, ou est-ce que cela t’est venu plus tard ?
Je voulais d’abord parler de ce sentiment-là qui est un sentiment très fort que je ressens depuis très longtemps. Je cherchai une forme qui soit pertinente et où on le ressente sans que j’ai besoin de l’expliquer. La première personne me permettait à la fois de montrer le personnage – coincé dans ce rôle de spectateur -, mais aussi de faire un parallèle avec les lecteur.ices.
C’est presque un livre dont vous êtes le héros. On est le personnage, le temps de la lecture, et on voit à travers ses yeux. La BD, ce n’est pas comme dans un jeu-vidéo où on peut faire agir le personnage, il y a une certaine fatalité des pages qui se tournent les unes après les autres sans qu’on puisse influer sur l’histoire. En plus, c’est un médium très riche et j’ai envie d’expérimenter, d’être stimulé et de me lancer des défis à chaque fois.
Et ça fonctionne très bien ! C’est même étonnant qu’un personnage qui ne parle pas et qui ait si peu d’impact sur l’histoire parvienne autant à toucher le/la lecteur.ice. De quelles manières as-tu travaillé ces émotions autrement ?
Ça s’est fait sans que je l’intellectualise. Mais, pour ma part, je suis très empathique avec les animaux et je pense que cela s’explique, entre autres, par le fait qu’on ne puisse pas entrer en dialogue avec eux. On ne peut qu’imaginer ce qu’ils pensent. Donc on se projette plus facilement en eux. Le fait que Samuel soit statique, ne puisse pas s’exprimer et que cela soit vécu comme un malaise – on le ressent quand même dans la BD – ça crée de l’empathie avec le lecteur ou la lectrice.
Mais finalement, je prévois assez peu de choses. C’est plutôt intuitif. Il y a aussi beaucoup d’émotions qui passent par le silence, la contemplation – pour moi comme pour mon personnage. Prendre le temps de contempler ce qu’il se passe, c’est aussi un acte en soi. Surtout dans une société aussi active que la nôtre. Et c’est aussi de là que peut naître l’émotion.
C’est vrai que j’ai surtout évoqué les aspects plus sombres et tragiques de l’histoire de Samuel. Mais il y a aussi des instants de tendresse et de beauté avec la nature, l’art… Comme des petites bulles d’air dans une atmosphère assez lourde, presque asphyxiante parfois tellement les événements difficiles s’enchaînent en cascade. Cette ambiance est relativement différente de celle créée dans L’homme le plus flippé du monde. Pourtant, le personnage est aussi très angoissé, mais sur un ton plus léger et plein d’autodérision. Comment expliques-tu ce décalage de tons entre ces deux ouvrages ?
J’ai écrit l’histoire du Spectateur avant L’homme le plus flippé du monde. Je n’imaginai pas que ça allait être publié. C’était plutôt un projet personnel. Après, j’ai reçu un prix pour mon premier livre (Un gentil orc sauvage – Prix Pépite Bande Dessinée 2018 du Salon du livre jeunesse de Montreuil) et mon éditrice, chez Soleil, a pris contact avec moi pour me demander si j’avais un projet en cours. Je lui ai montré Le Spectateur et ça lui a plu. Elle m’a laissé très libre dans la création du livre.
Pour revenir à ta question, j’écris naturellement des choses assez sombres. Cela tient aussi de mes lectures qui ont souvent des tons similaires. Finalement, c’est plutôt L’homme le plus flippé du monde qui change de mon ton habituel car je ne voulais pas angoisser les gens et j’ai essayé de travailler une certaine légèreté. Dans Le Spectateur, on peut aussi trouver que l’atmosphère est plus sombre. L’écriture est cathartique pour moi. J’aime bien le mélange de la tristesse et de la poésie. Et j’ai aussi essayé de reproduire ce que j’aimais lire.
Pourtant, malgré ce décalage de tons, il y a aussi beaucoup de similitudes entre Samuel et le personnage de L’homme le plus flippé du monde. Ce sont deux personnes pour qui vivre n’est pas inné. L’un est assailli par un « overthinking » permanent qui l’empêche souvent d’agir. Le lecteur a accès à toutes ses pensées et à toutes ses craintes. C’est l’inverse pour l’autre : on n’a aucune idée de ce qui se passe dans la tête de Samuel. Pourtant, sa tétanie est comparable à ce que ressent le personnage de L’homme le plus flippé du monde.
C’est vrai. Finalement, ces deux textes parlent de moi donc c’est normal qu’ils se rejoignent sur certains points. J’ai du mal à sortir de mon point de vue, j’aurai du mal à me projeter dans un personnage super à l’aise dans la vie – bien que ce soit un exercice très intéressant. Sans le vouloir, mon écriture revient toujours autour de ces thématiques. Mais en effet, ce sont deux angles d’approche différents de sentiments assez similaires.
Un peu plus tôt, tu expliquais que tu écrivais des histoires assez sombres car tu étais influencé par tes lectures. Quelles ont été celles qui t’ont influencé pour Le Spectateur ? Personnellement, ce texte m’a beaucoup fait penser à L’Étranger d’Albert Camus. Déjà parce que les titres sont assez proches, mais surtout parce que les personnages-narrateurs sont comme extérieurs à leur propre vie.
C’est vrai que L’Étranger est un des livres qui m’a le plus marqué. J’aime beaucoup Camus, même si je n’ai pas lu tous ses livres. Je pense que ça m’a influencé dans cette façon de construire un personnage à partir de son point de vue. C’est un personnage qui est comme un fantôme dans sa vie. Il y a aussi ce sentiment de déréalisation où on ne parvient pas à être en phase avec le monde. J’ai longtemps ressenti ce décalage. Je le vis moins en ce moment car je vais mieux. Camus est un de ces auteurs qui a abordé tous ces sujets dans son œuvre et cela m’inspire beaucoup.
Sinon en ce moment, je suis très marqué par la BD indépendante américaine : Chris Ware, Adrian Tomine par exemple. Ils explorent des façons différentes de narrer des histoires avec un dessin assez froid, une ligne rigide, pas énormément de mouvement. Ça m’a sûrement influencé mais plutôt pendant l’écriture car je les ai découverts assez récemment. Avant cela, il y a la BD Black Hole de Charles Burns qui m’avait beaucoup plu et qui a ouvert mon intérêt pour la BD indépendante américaine.
Chris Ware essaie d’être au plus proche de certains sentiments précis de la vie. Il peut y avoir, par exemple, cinq ou six pages qui se focalisent sur un personnage qui s’enlève les peaux mortes des ongles. Quelque chose d’anodin finit par être au centre de l’intérêt et à porter un regard différent sur des actions du quotidien. Cela me plaît beaucoup et c’est ce que j’aimerais faire, à ma façon, dans mes BD.
Le choix des couleurs rend aussi compte d’un parallèle entre tes deux BD. La première est en noir et orange, la seconde en noir et bleu. Tu es resté dans la bichromie, mais en choisissant une palette plus froide. Pourquoi ?
Au début, pour Le Spectateur, il y avait trois couleurs : le noir, le bleu et le jaune. Mais je trouvais que cela donnait un aspect album jeunesse alors que je voulais qu’on comprenne le ton plus directement. Ce bleu-vert peut aussi donner aussi l’impression au lecteur ou à la lectrice d’être sous l’eau, ce qui rend assez bien compte du sentiment de Samuel d’être en décalage complet avec sa vie.
C’est vrai que cela m’a un peu donné cette impression. C’est peut-être un peu tiré par les cheveux mais j’ai trouvé que restreindre le spectre des couleurs à deux teintes – le noir et le bleu-vert – illustrait à quel point Samuel se retenait de vivre. Une retenue si forte que même sa vision en était limitée. Un peu comme les chiens qui ne voient qu’en noir et blanc. Samuel est une sorte de fantôme et je me suis dit : peut-être que c’est comme ça que verraient les fantômes ?
Oui c’est vrai, ce bleu-vert est une couleur très froide, la plus froide peut-être. C’est une couleur très belle mais qui n’est pas vraiment rassurante. Cela peut rendre la façon dont il perçoit le monde.
Pour rester dans les questions de forme, pourquoi as-tu choisi un format carré pour tes cases ? On ressent bien l’idée d’enfermement du personnage, bloqué dans sa vie. Je ne sais pas si tu pensais aussi au format carré d’Instagram, car c’est sur ce réseau social que ta série L’homme le plus flippé du monde a touché beaucoup de public.
Ce format-là s’appelle le gaufrier : six cases carrées. En fait, c’est un format assez classique et plutôt confortable. Sfar l’utilise par exemple dans Le chat du Rabbin. J’ai aussi choisi un format fixe pour que le personnage ait toujours le même champ de vision. L’idée que j’avais, c’est qu’on devait oublier ce qu’on était en train de lire. Quand j’ai rajouté les fonds de case en noir, c’était pour ne pas parasiter la lecture pour qu’on soit immergé dans l’expérience.
Est-ce que tu as des projets en cours, ou pour le futur, dont tu voudrais nous parler ?
Je travaille en ce moment sur une BD que je publie dans Le journal de Spirou. Je fais une planche par semaine depuis quelques mois déjà. Ça raconte la vie d’un petit garçon anxieux, pour changer… ! C’est plus destiné à la jeunesse et ça ressemble à une sorte de Titeuf version angoissé. Je suis très attaché à ce format classique de la BD franco-belge.
J’ai vu sur ton Instagram que tu t’étais engagé dans un projet de maison d’édition alternative. Qu’est ce que c’est exactement ?
Lisa Mandel – qui est une super autrice de BD dont j’admire beaucoup le travail – m’a proposé de participer à son projet d’édition centré sur l’auteur.rice : « Exemplaire ». L’idée, c’est que l’auteur.rice peut choisir son rôle dans la création du livre. Si on veut le créer de A à Z, le stocker, le distribuer, on peut le faire. Et c’est aussi une façon pour l’auteur.ice de reprendre le contrôle sur son statut. Maintenant avec les réseaux sociaux, beaucoup d’entre nous sont en rapport direct avec leur public. Les relations avec les maisons d’édition sont un peu différentes. Ça a donc du sens d’essayer une autre façon de créer et de partager des BD. En plus, il y a plein d’auteur.ice.s que j’admire qui sont embarqués dans le projet. Il faut aller y faire un tour !
Le Spectateur, Théo Grosjean, Éditions Soleil, coll. Noctambule, 18,95 euros.