LITTÉRATURE

« Le goût du moche » – Petit éloge du mauvais goût

Le goût du moche
© éditions Flammarion

Plus de quarante ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, la journaliste de mode Alice Pfeiffer s’empare de la question du moche et de ses représentations. Le goût du moche questionne ainsi nos goûts, mais surtout nos dégoûts parce que comme le disait le sociologue  : «  Le goût, c’est le dégoût du goût des autres.  » 

À sujet moche, objet moche. Ce nouvel essai d’Alice Pfeiffer se pare d’un support résolument pop. Couverture en dégradé de couleurs, motifs étranges représentant un nez vu du bas, graffitis vert citron dans l’intérieur des pages, texte mal aligné et illustrations de fashion faux-pas signées Aline Zalko  ; la forme répond joyeusement au fond. Ce livre moche est le fruit d’une réflexion entamée par un constat simple. Alors que toutes ses collègues journalistes de mode font l’acquisition de pièces plus sublimes les unes que les autres, Alice Pfeiffer leur préfère des objets moches et grotesques. Pourquoi cet attrait pour tout ce qui dégoûte  ?

L’autrice y voit un espace de liberté nouveau. Le moche et ses artefacts (joggings en peau de pêche, chaussures crocs, bague-décapsuleur) sont autant d’objets de mauvais goût, à même de transgresser gaiement les codes très stricts du milieu de la mode. Une réflexion intéressante mais qui nécessite de savoir où se placer  : transgresser suppose de connaître les règles du jeu. Vertige. La possibilité de subvertir les codes du bon goût bourgeois est-elle réservée aux mêmes bourgeois  ? 

Mécaniques du moche

La réflexion est aussi passionnante qu’elle est complexe. À mesure qu’elle approfondit son étude, Alice Pfeiffer réalise que le bon goût est monopolisé par une élite sociale. Celle qui fait les tendances. Et ce, avant de les défaire à mesure que celles-ci se démocratisent et gagnent les classes populaires. Parce que le moche n’est jamais une catégorie objective. Le moche est toujours le beau d’hier ou de demain. Et le goût, lui, est une affaire politique. 

Ainsi, la conception du moche replace inévitablement un individu dans un espace social particulier. Par exemple, les fringues de seconde main et autres fripes rétros n’ont jamais été plus tendances dans les milieux bourgeois. Pourtant, elles sont un déshonneur absolu pour les familles modestes. Pour elles, la seconde main rappelle douloureusement l’impossibilité d’accéder au neuf et le manque de pouvoir d’achat. 

Paradoxalement, le moche fait souvent l’objet de revendication. La tendance, le beau, à peine instauré est destiné à être dérangé, bousculé avant d’être définitivement banni. Un mouvement quasi circulaire qui n’est pas étranger au monde de l’art. Picasso, pour son Guernica, revendique notamment « l’importance d’un style qui dérange  ». Et qui choque. En témoigne le flux de critiques horrifiées par la presse de l’époque au sujet de cette œuvre majeure du XXe siècle. L’art n’est pas fait pour «  décorer les intérieurs d’appartement  », dira-t-il. Même schéma pour la robe Mondrian d’Yves Saint Laurent qui arbore les motifs du peintre éponyme. Et rend possible, du même geste, une alliance entre mode et art contemporain. Un scandale absolu qui secouera les conventions et dégoûtera la critique, avant d’être considéré comme une révolution de la mode. Une seule conclusion possible  : le beau (et donc le moche) ne sont que construction culturelle. 

«  Dans le ratage, on peut lire une véritable critique sociale  : le jour où une tendance échoue est celui où l’on réalise combien celle-ci est subjective et construite culturellement. (…) C’est une «  faille temporaire dans le système  », un moment où l’expérience réelle s’ouvre, se délie, laisse entrer l’interprétation personnelle, le glissement, la porosité, l’individualité.  »

Alice Pfeiffer, Le goût du moche

«  Les formes de votre oppression seront l’esthétique de notre colère  »

L’ancrage de ces différents codes du bon goût dans une historicité socio-économique n’empêche pourtant pas de s’en emparer et de les subvertir. Les différentes catégories du moche, autrefois source d’humiliation, peuvent être revendiquées et devenir le lieu d’une émancipation. C’est le fameux «  empowerment  », qui consiste à se saisir d’un objet d’oppression pour en faire un symbole de force. 

L’autrice mentionne notamment Kim Kardashian, qui arbore avec fierté les attributs malséants de la vulgarité. Maquillage outrancier, accessoires clinquants, vêtements à logo, la star les porte et les revendique comme autant de signes ostentatoires de richesse, synonymes de réussite. On parlera aussi de biens «  Veblen  », un terme emprunté au sociologue Thorstein Veblen, spécialisé dans l’étude de la consommation ostentatoire. Ces biens, symboles visibles d’ascension sociale sont dûment méprisés par une élite installée qui déteste les nouveaux riches et dédaigne leurs goûts criards. 

«  Ce vulgaire est une façon, d’après Erving Goffmann, de retourner le stigmate, de crier haut et fort ce que les gens murmurent tout bas. Slut, cheap, trash, «  vulgaire  » deviennent des marques de fierté et de réappropriation.  »

Alice Pfeiffer, Le goût du moche

Ainsi, rappelle Alice Pfeiffer, le moche est davantage un moment socio-culturel qu’une catégorie esthétique fixe. On tient avec Le goût du moche un essai lumineux qui remet en question nos représentations de la beauté et ses satires, du «  ringard  » au «  vulgaire  », en passant par le «  dégueulasse  ». Le moche devient alors le lieu de tous les possibles. Mais surtout, celui où toutes les contre-cultures contestataires viennent défier l’ordre établi. 

Le goût du moche d’Alice Pfeiffer, Flammarion, dix-huit euros.

Journaliste

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