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L’Art d’en parler – La Nuit remue Paris, « La BD traverse les classes sociales »

BD
Blanche Sabbah © La nuit remue Paris

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Peintres, graphistes, acteurs ou metteurs en scène… Chaque mois, Maze donne à la parole à un artiste émergent, l’interroge sur ses inspirations et son processus de création. Le quatrième épisode de L’Art d’en parler est consacré à l’illustratrice de BD et militante Blanche, plus connue sous le nom La nuit remue Paris.

Elle a le regard franc et le port de tête altier. Du trait décidé de ses dessins se dégage un caractère affirmé, des convictions précises, et surtout une envie de partager, de faire vivre l’Art dans ce qu’il a de beau mais aussi d’humain. Artiste, illustratrice de BD, activiste, elle a conquis Instagram et s’attaque maintenant à de nouveaux horizons. Blanche Sabbah est La Nuit remue Paris

© La nuit remue Paris

Pouvez-vous vous présenter, et nous raconter un peu votre parcours  ? 

Je m’appelle Blanche, je suis autrice de BD et activiste féministe. Mon parcours est assez complexe  ! J’ai toujours su que je voulais faire du dessin, et surtout de la BD. Ma mère est prof d’Histoire de l’Art et mon père très fan de BD. C’est un environnement dans lequel j’ai grandi. Contrairement à d’autres parcours d’artistes, mes parents m’ont toujours beaucoup soutenue, poussée et encouragée dans cette voie. 

Niveau parcours, j’ai hésité parce que j’ai un côté très littéraire. Je suis passée par la prépa Art, que je n’ai pas aimé. J’ai donc passé mes concours en autodidacte et j’ai eu l’Académie Brassard-Delcourt. J’ai fait partie de la 1ère promo. Ça ne m’a pas plu, parce que c’était très rapidement professionnalisant. Je trouvais qu’on ne se posait pas assez de questions sur l’art, sur pourquoi on faisait ce qu’on faisait. J’avais besoin d’explorer mon côté littéraire  : j’ai donc fait une licence Lettres et Art à Diderot. Même si ça m’a beaucoup plu, je me suis rendu compte qu’il y avait tout un aspect de mes convictions que je ne pouvais pas explorer.

Pour mon mémoire de M1, je voulais absolument inclure un aspect sociologique. C’était sur les représentations des adolescentes au cinéma, pourquoi c’est problématique, intéressant, etc. Je voulais parler du male gaze, des transformations du corps entre autres mais on ne m’a pas laissé le faire. On m’a dit que je devais avoir un point de vue esthète, sans projection de mes engagements. Ça m’a frustrée, et j’ai fini par postuler un master d’Art et sociologie à l’EHESS  : j’ai fait mon M2 avec un mémoire sur la BD, les auteurs de Charlie Hebdo et leur engagement. 

Quand avez-vous décidé de vous lancer sur Instagram  ?

En parallèle à mon M2, j’ai réellement lancé mon compte Instagram, qui dormait un peu jusque-là. Au même moment, je me suis engagée dans les collages contre les féminicides. Ça a militantisé mon public. En politisant mon contenu, j’ai gagné énormément en visibilité et en relation avec le milieu militant. Mon compte a pris de l’ampleur, en 1 an je suis passée de 1 000 à 20 000. J’ai fait ma première expo en mars, à la Sisters factory  : un lieu qui fait restaurant et qui organise des ateliers en même temps. J’ai vu que les gens réagissaient beaucoup et j’ai donc lancé une boutique après le confinement. Ça fait 6 mois que je vis de mes dessins. 

© La nuit remue Paris

D’où vient le nom La nuit remue Paris  ? 

Au tout début, quand j’ai lancé mon compte, j’avais choisi le nom La nuit remue 17. À ce moment-là, étudiait en licence L’espace du dedans d’Henri Michaux. Dans cette compilation de recueils il y en a un qui s’appelle La Nuit Remue. J’ai eu un coup de cœur incroyable. À la base, c’était La nuit remue 17 parce qu’on était en 2017 et que j’habitais dans le 17ème . Quand mon compte a commencé à prendre de l’ampleur, on était 2020 et j’avais déménagé (rires) donc j’ai mis Paris comme ça, c’était plus clair. En plus ça matchait bien avec ce qu’on était en train de faire avec les collages, donc c’était parfait  ! En plus, j’aime beaucoup le terme «  remuer  »  : c’est assez vague mais ça représente bien l’effet qu’une BD peut me faire. 

Autrice de BD, mais aussi militante, pédagogue, artiste…Comment décririez-vous votre travail  ?

Mon but est de rendre accessible des concepts de militantisme féministe, mais pas seulement. Ce peuvent très bien être des concepts et débats de société sur lesquels je vois des quiproquos. J’ai envie de les expliquer de la manière la plus efficace possible. J’essaye d’être rigolote, de passer par la dérision, la simplification, la caricature. Je trouve que c’est comme ça que ça rentre mieux. Et ça fonctionne, je reçois tellement de messages de gens qui me disent qu’ils ont mieux compris certains sujets aussi grâce au format. Donc mon travail, c’est en partie démocratiser les débats et faire entendre mon point de vue sur des sujets que je trouve importants. C’est le but de mon compte Instagram en tout cas. 

De manière plus générale, moi j’ai très envie de raconter des histoires, j’ai pleins de choses à dire (rires). J’ai l’impression qu’il y a un certain prisme que j’ai envie de donner aux choses et de partager avec les gens. Je suis sur plusieurs projets éditoriaux. Évidemment, ce que je fais sur les réseaux va se retranscrire en livre, mais je n’ai pas envie de me cantonner à cela. Je ne veux pas faire uniquement de la BD pédagogique, je veux vraiment être une conteuse, raconter des histoires qui ont un but, celui de faire évoluer les choses, mais pas seulement d’un point de vue moraliste ou pédagogue. La prochaine étape est de passer par la fiction, par la poésie, mettre mes idées en narration. 

© La nuit remue Paris

Quels sont vos projets futurs, en plus de votre shop et de votre compte Instagram  ? 

J’ai un projet qui reprendra à peu près le contenu de mon compte Instagram. Une quinzaine de sujets d’actualité féministe qui seront présentés sous forme de chapitres dans un livre. C’est vraiment jouissif d’avoir dix vraies pages et non pas dix cases Instagram, et de pouvoir prendre tout l’espace que je veux. C’est super, et ça sert beaucoup mon propos puisque je vais pouvoir beaucoup plus le développer. 

Ensuite, il y a quelque chose en rapport avec les mythes et les légendes. Je travaille déjà en partenariat avec Mâtin quel journal sur Instagram. Je fais une mini-série appelée Mythes et Meufs dans laquelle je déconstruis les mythes féminins les plus connus. Dans ce nouveau projet, je vais notamment interroger la place qu’ont pris les mythes dans notre perception de la vie et de la société, et la culture du viol qu’ils transmettent et qui se sent encore aujourd’hui. Mais ça je ne peux pas en dire plus. J’ai aussi pour projet de faire une histoire plus fictive, dans la narration, avec un tas de personnages qui retraceraient tout un pan de mon histoire personnelle et de tout ce qui m’a mené jusqu’à mon engagement militant. Dans mon envie de «  rendre accessible  » ce n’est pas juste le militantisme, mais la culture en général. Selon moi, la BD est un médium qui traverse les classes sociales.


«  La littérature a un côté un peu élitiste qui peut transmettre une certaine violence de classes. Alors que la BD a un côté assez populaire, même si elle «  s’élitise  » d’une certaine manière  : elle permet vraiment de rendre un savoir confisqué aux mains des élites, de le rendre compréhensible et accessible à tout le monde.  »

Blanche Sabbah
© La nuit remue Paris

Quelles sont vos inspirations au quotidien  ? 

Je m’inspire principalement de l’actualité et des évènements de mon quotidien. C’est parfois compliqué à équilibrer  : il y a un certain enchaînement de l’actualité qui fait que les projets un peu moins «  brûlants  » passent systématiquement au second plan. Par exemple, cela fait très longtemps que j’ai envie de faire un post sur l’âgisme, mais à chaque fois les actualités brûlantes prennent le dessus. Que ce soit l’interdiction de l’avortement en Alabama, l’interdiction des réunions en non-mixité… Ensuite, je m’inspire de mon entourage, de mes lectures, des discussions avec mes proches. Plus globalement de toute une communauté d’artistes qui m’inspire, et avec qui on s’entre-influence. Pour mes projets futurs je me suis beaucoup inspirée de mes expériences personnelles. 

Être une artiste qui possède une certaine notoriété permet de toucher un plus grand monde plus rapidement. Pensez-vous, en tant qu’artiste, que l’art a un rôle à jouer dans l’éducation des personnes  ? Est-ce que l’artiste a un devoir d’éducation  ? 

Pour moi il n’y a pas de «  devoir  » à éduquer les gens. L’art c’est aussi une thérapie, rendre le monde un peu plus beau, retranscrire une vision. Bien sûr moi je crois en l’art engagé, mais je comprends qu’on ne peut pas uniquement faire ça, parce que sinon on ne s’en sort pas, parfois il faut juste se reposer la tête. On peut s’interroger, se questionner sans forcément s’engager. On ne peut pas faire de toute sa vie un engagement, on a besoin de décompresser. Ça se voit beaucoup surtout en temps de pandémie, il faut prendre soin de soi. L’art est une excellente manière d’y parvenir.  

C’est peut-être paradoxal, mais s’il n’y a pas de devoir il y a une «  responsabilité  » dans l’art. On ne peut pas publier n’importe quoi et après dire «  c’est juste de l’art, c’est juste de l’esthétique  ». Quand on a une certaine notoriété, c’est plus facile d’avoir un impact sur les gens et il faut s’en rendre compte, prendre ça en compte.

© La nuit remue Paris

Pouvez-vous me décrire une œuvre qui vous a touchée en particulier  : comment l’idée vous est venue, et pourquoi  ?

Je vais vous parler d’une œuvre qui me tient particulièrement à cœur, qui se nomme «  Les destins oubliés  » (ci-dessous). J’étais dans la voiture et j’ai commencé à penser, à cogiter après avoir lu un truc qui n’avait aucun rapport  : je cherchais la biographie de Charlemagne et j’ai vu, perdu au milieu du texte, «  sa troisième femme meurt en couche à 25 ans en accouchant de son 9ème enfant  ». J’ai vu cette phrase et je me suis mise à pleurer. J’ai pris conscience de l’horreur de cette vie, pourtant résumée à une simple ligne dans un texte. Cette femme, qui était une reine, qui était censée donc avoir les meilleures conditions de vie, était résumée à faire des enfants, dont la moitié étaient probablement morts, et mourir elle-même en accouchant pour la 9ème fois, avant sa trentaine. 

Et pourtant ce n’est qu’une ligne, c’est juste «  sa troisième femme  ». En lisant cela j’ai été prise d’une empathie incroyable. Je me suis reconnue en elle, ce qui a cristallisé un sentiment qui se ressent de manière générale chez les femmes  : une solidarité, une communion de destins entre différentes époques car est reliées par cette histoire, par ce qu’on vit et que les femmes du passé ont vécu avant.

«  Il y a une énorme communauté de femmes, qui se reconnaît à chaque fois que l’on entend parler d’une autre femme  : ça nous prend aux tripes, c’est viscéral, organique. J’ai eu envie de mettre ça en dessin et en mots, pour toutes ces femmes inconnues mais qui pourtant ont existé et qu’on a reléguées au rang de chiffres.  »

Blanche Sabbah

C’est donc une volonté de manifester une réalité actuelle ?

B : On est constamment en train de parler des difficultés de notre époque. Mais c’est quand même la meilleure époque pour les droits des femmes, donc imaginez avant  ! Donc de là, de cette conscience, de ce poids de tous ces fantômes avant moi, est née l’idée de cette petite BD. Pour faire comprendre que nous, en tant que femmes, on ressent une solidarité organique, quelque chose qui dépasse les sociétés, et qui nous relie à toutes les autres femmes, et particulièrement celles qui ont été oubliées. 

Destins oubliés © La nuit remue Paris

Avec cette BD aussi, je voulais casser l’image d’une violence sexiste qui n’adviendrait que dans les milieux populaires ou qui se manifesterait plus volontiers chez les personnes racisées. Des biais racistes et classistes nous laissent penser que ce qui se passe d’atroce se passe chez l’Autre, dans les autres pays ou chez les gens d’un milieu différent. Il n’y a pourtant rien de plus faux. Les chiffres nous le prouvent, bien qu’on ne soit pas toutes armées de la même façon pour y faire face, la violence misogyne est tristement égalitaire, et touche tous les milieux sociaux. En tant que femmes, hier comme aujourd’hui, nous subissons toutes agressions, viols, coups, féminicides. J’ai l’impression que c’est contre la violence machiste qui est notre dénominateur commun que la sororité advient. J’ai presque envie de dire que la sororité advient malgré tout.

Vos bande-dessinées font partie intégrante de votre engagement militant. Celle-ci reflète-t-elle particulièrement vos convictions ? Comment a-t-elle été accueillie ?

Je pense, mais je comprends qu’on ne soit pas d’accord, que les choix politiques d’une femme avec qui je ne partage absolument rien pèseront toujours moins que mon empathie pour elle si un jour elle subit une agression en raison de son genre. J’en veux au patriarcat de m’avoir conditionnée à me reconnaître avant tout dans un genre et/ou un corps plutôt que dans des idées et une vision, mais c’est une réalité qui, même si elle a d’abord été imposée, peut devenir une grande force, j’en suis convaincue.  C’est, en tout cas, le sentiment que m’inspirent tous ces destins réduits à néant.

L’écho qu’a eu cette BD, qui était énorme quand elle est sortie, m’a fait beaucoup de bien et a conforté cette idée de sororité, de solidarité. Je ne suis pas seule, j’ai toutes ces femmes qui ont vécu avant moi dont je porte le poids des vies, mais j’ai aussi toutes ces femmes autour de moi qui me comprenne, qui savent, qui ressentent la même chose. 

Destins oubliés © La nuit remue Paris

Des images percutantes et des messages précieux. Blanche, La nuit remue Paris, bouscule la bienpensante société avec une justesse incisive et bienveillante  : elle appelle à la révolte éduquée, la révolte de l’art par l’art, la révolte de l’humanité pour l’humanité. Son art, ses convictions, sa manière de travailler et de voir le monde délectent nos yeux, réchauffent nos cœurs, et remuent nos tripes. 

La nuit remue Paris
https://www.instagram.com/lanuitremueparis/
https://www.lanuitremueparis.com

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