CINÉMA

« La Corde du diable » – Généalogie du contrôle

© AlterEgo Films

Tourné aux États-Unis en 2014, le documentaire La Corde du diable, est réalisé par l’anthropologue Sophie Bruneau. Elle met au jour, avec ce film, les liens directs entre technique et pouvoir. La réalisatrice déroule en effet le fil de l’histoire du barbelé. A voir sur Arte.tv jusqu’au 30 novembre 2021.

Créé à l’origine pour l’élevage, la bien nommée «  corde du diable  » acquiert progressivement le statut de dispositif de fragmentation, délimitation et appropriation des territoires conquis dans le cadre de la conquête de l’Ouest aux Etats-Unis. Par son propos et par sa composition formelle, le film met en évidence le rôle du fil barbelé dans la maîtrise des terres et des corps qui les traversent. En effet, la thèse de Sophie Bruneau s’enracine dans la pensée du philosophe Michel Foucault. Le biopouvoir définit le corps vivant du sujet comme lieu d’exercice du pouvoir via des techniques de pouvoir.

Des hommes et des bêtes

La puissance esthétique du film est liée à sa progression narrative. Son architecture ingénieuse met en relief celle déployée par les instances de pouvoir à travers la maitrise du fil barbelé. Les plans fixes et majoritairement sans parole de Sophie Bruneau découpent l’espace  : celui des bêtes, de l’agriculture, l’espace carcéral, et enfin celui qui sépare le Mexique des Etats-Unis.

En suivant cette progression, la réalisatrice met au jour l’idée d’une animalisation de l’homme par l’usage du fil barbelé. Lorsqu’un fabriquant de barbelé expose l’innovation terrifiante dont il est à l’origine, le spectateur prend conscience de l’impact que cette technique de contrôle a sur le corps des citoyens. L’entrepreneur explique, face caméra, que sa technologie permet aux piques du barbelé de s’enfoncer profondément dans la peau du fugitif. Lorsque celui-ci s’en détache, l’épiderme est arraché, le sang coule. Techniquement, l’homme révèle que cela permet aux gardiens d’engager une véritable traque. Ces derniers la savent gagnée d’avance puisque les traces de sang permettent de retrouver celle du délinquant. Le plus souvent, celui-ci est découvert à moitié mort en train de se vider de son sang.

A travers cet entretien mené à l’extérieur d’une prison, la réalisatrice souligne avec efficacité la façon dont, au gré de l’histoire, un simple fil de fer contribue à la déshumanisation d’une partie de l’humanité.

Documenter l’espace

En outre elle propose au spectateur une expérience forte de la géométrisation de l’espace. Les plans aériens proposés par Sophie Bruneau dessinent un paysage marqué par le croisement de lignes elles-mêmes tracées par la main de l’homme à l’aide du fil barbelé.

© AlterEgo Films

Autrement dit, «  la corde du diable  » est à la fois le marqueur du pouvoir et des limites de l’homme. En témoigne la présence du collectionneur de fil de barbelé que Bruneau interroge. Ce dernier a entrepris, avec son épouse, l’archivage systématique de toutes les formes de barbelé depuis sa création. La constitution de ce savoir encyclopédique trace un parallèle avec la fonction du fil barbelé. Le désir d’exhaustivité renvoie à celui de contrôle total des corps et des territoires. Toutefois, l’impossible réalisation du projet, puisque toujours sujet aux découvertes historiques et innovations, marque un aveu de la faiblesse de la nature humaine. Le fait de devoir diviser et inventorier les espaces pour les surveiller met au jour l’impossibilité pour l’homme d’atteindre un point de vue omniscient.

Recoudre le fil de l’identité

Et pourtant, lorsque la réalisatrice décide de conclure son film dans le désert de Sonora, à la frontière du Mexique et des Etats-Unis, la satisfaction d’un tel désir pose question. En laissant derrière eux les barbelés qui matérialisent la frontière, les migrants s’engagent dans une traversée de la mort. Le désert est un véritable laboratoire d’expérimentation des techniques de contrôle. Les images de caméras infrarouges en sont le témoin le plus tristement éclatant. Dans le cadre, transformés en cibles, les corps des migrants sont réduits à la plus pure abstraction.

Le pouvoir des frontières est celui que les Etats-Unis exercent au nom de leur souveraineté. Il nie toute identité aux réfugiés. Alors, avec son documentaire La Corde du diable, Bruneau tente de recoudre les fils manquant. Elle filme longuement une anthropologue états-unienne qui présente au spectateur des objets réunis dans une pochette plastifiée. A partir de ces résidus de vie, la chercheuse travaille avec les familles des disparus pour retrouver leur identité. En déroulant la bobine du fil barbelé, Sophie Bruneau trace une histoire du contrôle, mais aussi de la violence et de la mort.

© AlterEgo Films
© AlterEgo Films

Avec intensité, Sophie Bruneau suggère la façon dont un bout de fer participe de la banalisation des sociétés de contrôle. Grâce à « la corde du diable », le pouvoir s’arroge le droit de modifier l’identité des corps citoyens, voire de la leur nier complètement.

Disponible sur Arte.tv jusqu’au 30/11/2021.

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