LITTÉRATURE

« Au tournant de la nuit » – De rock et de fureur

Vincent Raynaud
© Folio

Au tournant de la nuit est roman jubilatoire qui retrace sur près de cinquante années l’épopée grandiose d’un garçon des beaux quartiers parisiens qui s’achemine vers son destin de star du rock’n’roll. Un triomphe. 

 Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’on ne s’attendait pas à ce livre. Vincent Raynaud est un traducteur franco-italien qui, occasionnellement, est relecteur. C’est à cette petite main de la maison Gallimard que l’on doit de grands ouvrages qui ont eu un succès retentissant en France dernièrement tels que Gomorra : Dans l’empire de la Comorra et Piranhas, les deux romans phares de l’italien Roberto Saviano. Il a également décrit pour la collection Tracts de Gallimard une Italie pleine de vitalité qui se remet de cette pandémie. En 2019, ce spécialiste de l’Italie prend la plume pour nous livrer Au tournant de la nuit, une fresque ambitieuse qui se lit comme une odyssée du rock, étalée sur plus d’un demi-siècle. 

Tristan Lavarini

En 1977, Tristan Lavarini a treize ans. Il habite avec sa famille le boulevard Saint-Michel, 6e arrondissement de Paris. Une famille bourgeoise donc, mais une bourgeoisie éduquée. Le père est un sinologue de renom tandis que la mère est une célèbre soprano. Les parents sont toujours absents, trop pris par leurs carrières respectives. Alors Tristan grandit surtout aux côtés de son frère, Gilles, qui n’aspire qu’à être violoniste. On est virtuose dans la famille, d’ailleurs Tristan va au conservatoire étudier le solfège. On lui apprend aussi le piano. 

Mais voilà, Tristan a ce quelque chose dans le corps qui lui secoue les tripes, qui l’agite et l’empêche de rester planté-là bien sagement comme on l’attend de lui. Au collège, il se bat contre ses camarades. Le piano, il le déteste. Le soir, chez lui, il donne de grands coups de pieds dans l’instrument maudit. Brahms, Beethoven, Mozart, il en a assez, ça ne suffit plus, il faut que ça pulse. Un jour, il se rend avec un copain infréquentable à un concert de rock. La vie ne sera plus jamais la même. 

Tristan est lancé. Il découvre le rock, le punk, bref la musique des années 70. Il commence les percussions, arrête le piano. Les parents désapprouvent mais c’est tant pis. Le lycée ne l’intéresse pas vraiment non plus. Il traîne avec Antoine et Nathalie qui travaillent dur, eux. Lui ne pense plus qu’à la musique. Les percussions ne suffisent plus, Tristan commence à jouer de la batterie. Il veut faire du bruit, faire hurler l’instrument comme ça hurle dans son corps. Il voit passer la petite annonce d’un groupe amateur à la recherche d’un batteur. Enfin, il les appelle, tout commence. 

Une fresque ambitieuse

Il s’agit d’un premier roman mais qu’on ne s’y trompe pas, Au tournant de la nuit n’est pas un travail d’amateur. Vincent Raynaud est un professionnel de la littérature et ça se voit. La fresque qu’il offre à son lecteur se déroule sur quasiment cinquante années. L’itinéraire de Tristan Lavarini ressemble à une odyssée. Au-delà de son parcours, Vincent Raynaud nous montre l’époque. Les époques, puisque ce voyage nous en fait traverser plusieurs. Il traverse les années 70 et voit naître en France le rock’n’roll puis le punk. Une époque où l’on se ruait en maison de disques et où l’on lisait des webzines pour parler des centaines de groupes qui naissaient et mourraient chaque jour. 

«  On doit faire plus de bruit qu’eux, a expliqué Tristan, et la boîte à rythme – prêtée – démarre, martiale, une pulsation qui secoue la salle, si forte qu’elle pénètre les os, il se met à hurler, Now I Wanna, la basse de Jérémy entre dans la danse.  »

Au tournant de la nuit, Vincent Raynaud

Paradise lost

Les années 70, c’est aussi la drogue et l’alcool à outrance. C’est le Palace de Fabrice Emaer, boîte parisienne iconique où tout le Paris de l’époque se donnait rendez-vous chaque soir pour une fête qui n’avait pas de fin. Une époque de faste, d’insouciance et, on le découvrira plus tard quand il faudra payer l’addition de tout ça  : d’autodestruction. C’est le début des années 80, le sida décime les individus, la fête est finie. Rude portrait pour rude époque. 

L’auteur dessine également les grands bouleversements économiques de l’époque. L’industrie du disque et des labels indépendants dévorée par les grandes maisons – seules à survivre aux crises économiques. La musique sur CD qui se vend de moins en moins car elle peut se télécharger illégalement. Les fusions-acquisitions sans fin qui minent le secteur et son indépendance. Puis le tant redouté passage au numérique que personne ne sait encore comment aborder. Tant de bouleversements qui ont poussé l’industrie musicale à se réinventer chaque décennie.  

«  Mais le temps passe, on grandit, le monde des adultes vous appelle et on ne peut pas se défiler, ou bien si, album-tournée-album-tournée et au milieu la fête, les excès, une existence de déglingue contrôlée, on se réveillera plus tard.  » 

Au tournant de la nuit, Vincent Raynaud

Un univers d’une richesse inouïe 

Vincent Raynaud distille l’époque avec parcimonie, toile de fond nécessaire à l’ascension rocambolesque de son héros. Mais il ne se contente pas que de ça. L’auteur dessine avec précision son personnage, duquel l’écriture ne se détache jamais. Tristan gosse de riche, Tristan rockeur, Tristan artiste maudit. Beau gosse, blond, grand, maigre. Tristan en veut, il a une vision, il veut faire de la musique. Pas n’importe quelle musique. Comment résister aux labels qui le poussent à faire des tubes  ? 

La fresque de Raynaud est d’autant plus riche qu’elle est portée par une diversité de personnages secondaires. La famille de Tristan, d’abord. Le fameux père sinologue, la mère soprano et le frère violoniste. Les camarades du lycée Montaigne, assidus et résolus, en orbite autour de Tristan, la comète. Antoine et Nathalie surtout, travailleuse et brillante. Comment être à la hauteur ? Puis les musiciens du groupe que Tristan rejoint  : Jérémy le bassiste, Charles le guitariste. Et bientôt, Meg, pianiste talentueuse.

Autant de rencontres plus ou moins marquantes. Et autant de signes qui nous embarquent dans un long voyage. La vie, c’est ça, des personnalités qui défilent, vont et viennent, que l’on ne retrouve pas toujours. Ces personnages secondaires sont attachants même s’ils nous énervent parfois. Le dispositif rappelle celui des séries faites d’une constellation de personnages secondaires, chacun constituant une intrigue dans l’intrigue.

«  Tristan comprend que s’il vaut au bout […], c’est pour les premiers mois, les premières nuits, les premiers concerts pourris, quand leur situation était désespérée, un énième groupe qui n’y arriverait jamais, et pour celui qu’il était alors, un petit con arrogant à la tête farcie d’ambitions ridicules, mais aussi un pur, et cette innocence-là n’a pas de prix.  »

Au tournant de la nuit, Vincent Raynaud

La virgule

Le livre surprend aussi par son style. Les phrases n’ont pas de fin, seulement des virgules. Chacune d’entre elles est très courte : un phénomène, une réaction, la suite, ça continue. On glisse dans l’histoire et on sent que les phrases incarnent la vie que mène Tristan. Cette vie qui défile, rapidement, qui fait un bruit assourdissant. Qui pulse dans les oreilles, qui fait du bruit comme la batterie avec laquelle il joue. Chacune des phrases rend hommage à cette énergie musicale, à moins que ça ne soit à cette énergie dans le corps de Tristan. Celle qui grouille, qui gronde. Celle qui le pousse à flanquer de grands coups de pieds dans le piano. 

On imagine Raynaud lecteur de Claude Simon. Ce prix Nobel de littérature associé au nouveau roman qui ne s’embarrassait pas de la ponctuation. Les phrases, notamment celles de La route des Flandres chez Simon, ne connaissent pas de fin non plus. Le récit est un long songe éveillé fait d’images qui défilent. Et puis le narrateur se souvient et revient en arrière. Pendant ce temps, le monde derrière lui continue de bouger. La toile de fond s’anime. Il ne s’en rend compte qu’en revenant à lui-même. 

Il est question de ça, dans Au tournant de la nuit. On suit Tristan, son évolution, ses projets, sa vie qui pulse comme un morceau. Puis l’auteur fait un bref bilan des faits passés que l’on a manqué. De nouvelles informations sont données rétrospectivement. Comme pour dire  : pendant que vous vous concentriez sur l’ascension fulgurante du musicien Lavarini, il s’est passé ça, ça et ça aussi. 

Vincent Raynaud signe, avec ce livre, un premier roman aussi ambitieux que maîtrisé. Le style se veut aussi brut que son sujet. L’histoire du rock est racontée à la manière d’un morceau de musique. Un morceau de 455 pages qui se lit en un instant. Un morceau génial, virtuose, complètement addictif. Et qu’on ne parviendra pas à quitter du regard tant que Lavarini n’aura pas rendu son dernier souffle.  

Au tournant de la nuit de Vincent Raynaud, folio, 8,60 euros. 

Journaliste

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