Dans cet audacieux court-métrage réalisé en 2020, un documentaire filmé en 16mm, Morgan Quaintance revit de manière à la fois autobiographique et engagée une période clé de l’Histoire. South lui vaudra le prix du Meilleur film expérimental 2020 au Festival International du Film à Curtas Vila do Conje, au Portugal. À découvrir sur Mubi.
À l’heure où les circonstances sanitaires nous poussent plus que jamais à l’individualité, dans une ère où Black Live Matter se doit encore d’être une lutte, South fait écho à des problématiques toujours d’actualité. Et ce plus de trente-cinq ans après l’essor du mouvement anti Apartheid qui avait décollé au milieu des années 1980.
Morgan Quaintance, également écrivain, a déjà dix films à son actif. Il est né à Londres et a vécu à Chicago. Dans South, il évoque deux mouvements révolutionnaires, antiracistes et antiautoritaires du Sud de ces deux villes. Ainsi le point de départ est son histoire personnelle.
Roi du contraste, le réalisateur maîtrise autant les prises de vue purement graphiques, les paysages naturels et épurés que les gros plans sur des visages humains. Il arbore les thèmes centraux du racisme, de l’importance de la voix –individuelle ou collective, chantée et parlée. Mais aussi de la violence et de la pauvreté ou encore de l’émancipation.
« I think part of that history is my history »
« Je pense qu’une partie de cette Histoire est la mienne »
Morgan Quaintance, dans une interview du ICO
Un temps brouillé : un voyage entre archives et présent
Dans une structure datée en trois parties faisant office de repères (1968, 1986, 2019), nous redécouvrons les prémices du BPP, Black Panther Party, mouvement révolutionnaire de libération afro-américaine fondé en 1966. La première fois que « la voix » est évoquée, nous voyons à l’écran des hommes et des femmes chanter, chacun leur tour. L’analyse du chant, de la puissance de la voix résonne ici comme une métaphore subtile des voix individuelles et collectives. Elles sont toujours légitimes à se faire entendre selon le réalisateur.
En effet, ce film est une sorte d’exploration des concepts d’individualité et de communauté. Dans la première partie scindée du film, 1968 (deux ans après la fondation du BPP cité plus haut), une femme explique que c’est grâce aux Raisins de la colère de Steinbeck qu’elle s’est réellement découverte. L’ouvrage s’est révélé presque autobiographique pour elle. C’est en le lisant qu’elle a pu voir sa famille sous un autre angle, et enfin la percevoir « comme un groupe ». Cette question du groupe parcourra tout le court-métrage.
Cette même femme se comporte presque en porte-parole. Notamment lorsqu’elle nous dit : « poor people are very fragmented they don’t tend to identify with each other » (« les pauvres sont très fragmentés entre eux, ils n’ont pas tendance à se percevoir comme des semblables »). Elle nous confie aussi à quel moment de sa vie elle a pris conscience de son propre racisme. Le terme de racisme ordinaire, souvent structurel – parfois malgré nous – ré-émergent presque dans nos cerveaux.
Interposé entre des images de foules en lutte, un des moments les plus marquants du film se situe environ à la moitié de celui-ci. C’est lors de l’intervention d’un personnage prénommé Junior, qui semble résumer le propos du film à lui tout seul :
« Freedom is something to be cherished. I’m really now a believer in collective voice as a mechanism to effect change. »
« La liberté, il faut la chérir. Aujourd’hui, je crois fermement au pouvoir de la voix collective comme mécanisme de changement »
Junior, dans South
Une forme expérimentale au service de la dénonciation
Une chose est sûre : Morgan Quaintance n’a peur ni du zoom, ni du flou. Il n’est pas effrayé non plus de donner vie au noir. Il laisse souvent place à la voix, thème prépondérant du documentaire. Le mélange de couleur et de noir et blanc vient davantage brouiller la notion de temps. Ce qui n’est en rien un hasard. Le réalisateur n’a pas peur de grand chose. C’est ce qui l’inscrit sans nul doute dans un courant expérimental (pour lequel donc, il recevra un prix), rendant son film si téméraire. Il nous livre un voyage à la fois temporel et actuel, alternant à l’écran entre foule et solitude.
Une poésie tarkovskienne émane de ces photographies animées du début. Où seules l’eau et les voitures sont en mouvement sur des notes de violoncelle. L’ambiance d’un des plans en particulier rappelle fortement la scène d’ouverture de Solaris. Ces plans fixes, parfois naturels, parfois très graphiques, sont en opposition totale avec de nombreux plans filmés à la volée, purement expérimentaux.
La musique, autant intra qu’extra diégétique, tient un rôle primordial dans South. Elle rassure comme elle inquiète. À l’instar de ce qu’il dénonce, le son reste la majeure partie du temps menaçant, mettant ainsi en notes les propos des personnages. On devine que le montage est aussi un bel outil qui permet à l’auteur de rendre certaines sensations presque palpables. Il accélère le rythme de certains passages, au rythme de ce qu’on imagine être les battements de cœur du personnage qui s’exprime.
Les quatre éléments sont mis en exergue, surtout deux d’entre eux : l’air et l’eau semblent être des fils conducteurs. L’eau qui ruisselle, l’eau qui reflète le hors champ, la mer qui se déchaîne. Morgan Quaintance filme les textures, révélatrices de l’indicible. Dans South, il oscille sans cesse entre espoir déchu et quête intarissable de liberté. Mais aussi entre archives et moment présent, le tout en usant toujours de très belles expérimentations. Ce film résonne comme un cri. Un cri des plus actuels.