CINÉMA

Barbara Hammer – Passage de regards

© Pythagoras Film

Le très beau double programme «  De nouvelles manières de voir avec Barbara Hammer » est disponible sur la plateforme Mubi depuis le début du mois de mars et pour encore une semaine. Il met l’accent sur le geste de collaboration inter-générationnel initié par la réalisatrice, quelques temps avant sa mort en 2019. Celui de proposer à des réalisatrices amies de plonger dans ses archives de films inachevés pour leur redonner vie.

Barbara Hammer s’est éteinte en 2019 après treize années de traitements et de lutte contre un cancer des ovaires. Trop peu connue en France, son œuvre rassemble des textes théoriques sur le cinéma, des photographies, des collages, des performances artistiques filmées. Mais surtout la somme incroyable de quatre-vingt douze longs et courts métrages de cinéma expérimental.

Pionnière du cinéma lesbien américain, Barbara Hammer n’a eu de cesse de filmer les femmes et les artistes lesbiennes de son époque. Elle a construit à travers sa filmographie ce qu’elle appelle «  une esthétique du cinéma lesbien ». À savoir une attention accrue portée au rapport entre le regard et la manière de l’exercer et le mouvement des corps.

C’est en cela que Barbara Hammer invente véritablement un regard et donne des images à un cinéma lesbien qu’elle n’a que très rarement vu représenté dans ses études de cinéma et sa cinéphilie. Et toute la beauté de ce double programme proposé par Mubi réside dans le fait de donner à voir le retour de ce geste. Soit celui de Lynn Sachs et Deborah Stratman. Deux réalisatrices qui se sont emparées des images de Barbara Hammer, à sa demande, pour les emmener au-delà de là où cette dernière ne pouvait plus les porter.  

«  I’m overwhelmed by simplicity, there is so much to see. »

«  Je suis submergée par la simplicité qui m’entoure. Il y a tant à voir.  »

Barbara Hammer dans A Month of a Single Frame ( 2019)

Transmettre le regard et la technicité du cinéma expérimental

Si on regarde la filmographie de la fin de la vie de Barbara Hammer, on constate que la réalisatrice a eu à cœur, dans un geste profondément touchant, de partager et transmettre l’héritage de ses images avec d’autres femmes cinéastes. Quatre ans après le diagnostique de son cancer en 2003, Barbara Hammer commence déjà à transmettre cet héritage. À travers le très beau documentaire, réalisé à quatre mains avec la jeune cinéaste italienne, Gina Carducci, Generations. Les deux cinéastes y filment ensemble les dernières images du parc d’attraction Astroland à Coney Island. Leurs images de ce lieu de fête et de mouvement, voué à l’abandon, viennent se mêler au dialogue sur le cinéma et la transmission des techniques expérimentales transmis d’une cinéaste à l’autre.


En 2019 après la mort de Barbara Hammer, Lynn Sachs et Deborah Stratman rendent hommage à la cinéaste expérimentale lesbienne. Elles s’emparent de la matière de ses films pour donner naissance à deux courts-métrages. La voix d’Hammer dialogue alors avec ses images mais aussi celles de Maya Deren, dont la figure a profondément guidée son destin de cinéaste.

Maya Deren dans son premier film, Meshes of the afternoon
© Light Cone

A Month of Single Frames

C’est un an avant la mort d’Hammer que Lynn Sachs lui rend visite pour enregistrer sa voix et l’écouter parler de sa résidence artistique au Dune Shack en 1998. Elle invite Barbara Hammer à relire les notes qu’elle avait prise pendant cette résidence et les surimpose à ses images. C’est toute la virtuosité technique du cinéma de Barbara Hammer qui se déploie alors dans ce court-métrage. Une forme de leçon de cinéma et de partage d’existence.

On y voit Barbara Hammer se réveiller un matin à 5h30 pour aller filmer les dunes et le lever du soleil en time laps et raconter son processus de création. Elle joue quelques minutes plus tard avec des filtres colorés sur ce même paysage. Il devient sous nos yeux le support de la création plastique et de la rêverie cinématographique. Le dialogue entre Hammer et Lynn Sachs donne profondément sens aux images. Avec tendresse la réalisatrice amène Barbara Hammer à interroger ses propres images vingt ans après.

© Mubi

Ce partage du regard, de l’expérience du temps et de la technique cinématographique se résume tendrement dans les dernières images du film. Lynn Sachs invite Barbara Hammer à lire un passage de ses notes sur la vieillesse. La réalisatrice y évoque, à la troisième personne, le passage de ses soixante-ans. Elle a le sentiment d’un déclin et la peur de ne pas avoir accompli tout ce qu’elle aurait souhaité. Alors qu’elle a atteint l’âge qu’avait sa mère lorsqu’elle est morte.

L’image d’un vol effréné d’oiseaux dans les arbres vient alors se superposer à la voix de Lynn Sachs. Il répond, espiègle, à Hammer, qu’elle aura soixante ans dans trois ans et que ce texte lui parle. Le film s’achève sur l’image de la main de Barbara Hammer tenant un verre d’eau à moitié plein. Il vient alors déformer celle de la mer en arrière plan. Les dernières lignes du générique s’y impriment donc, achèvent le film par une dédicace «  créer avec et pour Barbara Hammer. »

Vever for Barbara 

Ce geste de recueillir la parole de la cinéaste, Deborah Stratman le pousse plus loin encore. Elle utilise la matière des images de Barbara Hammer et celle sonore du dernier film de son modèle, la cinéaste Maya Deren. Ainsi, elle produit une réflexion sur l’éthique du documentaire. Vever for Barbara vient donc confronter deux films inachevés et jugés inexploitables par leurs réalisatrices pour deux raisons semblables. C’est le biais d’un regard occidental qui a empêché Deren et Hammer d’achever leurs films, respectivement tournés à Haïti et au Guatemala.

Deborah Stratman surimpose aux images de Barbara, prise sur un marché du Guatemala, les notes de Maya Deren sur le tournage de son dernier film Divine Horsemen : The Living Gods of Haïti. Deren évoque un sentiment d’échec face aux images d’ Haïti. Cela est dû au fait d’avoir plaqué des réflexions et une conception occidentale et blanche de la politique de l’image sur la réalité à laquelle elle était confrontée.

© Pythagoras Film

La conversation téléphonique avec Barbara Hammer fait office de bande-son. À celle-ci, Stratman vient mêler, au montage sonore, les sons du film de Maya Deren. Cela témoigne d’un même sentiment. Barbara Hammer explique à Deborah Stratman qu’elle n’a pas souhaité exploiter le film. Car, elle ne parvenait pas y déceler de geste politique ou de résonance avec sa réalité. Elle raconte qu’elle est à l’époque dans une extrême précarité. Elle a quitté San Francisco à moto, après une déception poly amoureuse, pour se rendre au Guatemala. C’est le dernier point de son itinéraire. La cinéaste y épuise alors sa pellicule de film.

C’est seulement à la fin de ce voyage qu’elle prend conscience d’avoir manqué quelque chose. La réalisatrice raconte ce que ses images ne montraient pas à l’époque. Soit sa décision de retourner au Guatemala pour  recueillir la parole des populations locales, leur  vision de la culture occidentale et la manière dont celle-ci a bouleversé les marchés traditionnels. Un dialogue à trois voix. Celles de Maya Deren, Deborah Stratman et Barbara Hammer. Il émeut d’autant plus qu’il laisse entendre pour la dernière fois la voix de Barbara Hammer, affaiblie, probablement quelques mois avant sa mort. Et l’invite dans un dernier geste à donner un sens à ces images inachevées.  

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