LITTÉRATURE

« Milkman » – La rumeur court

© Éditions Joëlle Losfeld

Véritable phénomène en Irlande et au Royaume-Uni, Milkman d’Anna Burns paraît en France. Le roman revient avec beaucoup d’intelligence et d’ironie sur la période trouble du conflit nord-irlandais.

La narratrice de Milkman aime lire en marchant. C’est l’une des premières choses que l’on sait d’elle. Parce qu’elle aime lire en marchant sans être vraiment attentive à ce qui l’entoure, elle se fait aborder un jour par le «  Milkman  ». Cet homme n’est pas du tout un laitier anodin  : de l’innocence du livreur de lait il n’a que le surnom. Le Milkman est en fait un important dissident politique et un dangereux malfrat. Et malheureusement pour la jeune femme, ce quarantenaire a jeté son dévolu sur elle. C’est ainsi que commence pour la narratrice une longue période de harcèlement dans le climat politique très tendu du conflit nord irlandais.

«  Souvent je marchais le nez dans mes livres. Je ne voyais aucun mal à ça mais c’est venu s’ajouter à la liste des éléments à charge contre moi. « Lire-en-marchant », c’était sur la liste, aucun doute.  »

Milkman, Anna Burns

L’art de la périphrase

Dans Milkman les lecteur.ice.s ignorent quasiment tout du contexte. Rien n’est explicitement dit sur l’essentiel : ni où se déroule l’action, ni à quelle époque, ni qui en sont les principaux personnages. Seuls quelques indices , donnés de-ci de-là, permettent d’imaginer le cadre : il y a « le pays de l’autre côté de l’eau » – comprendre l’Angleterre – ou encore « la frontière » – comprendre la frontière entre l’Irlande et le Royaume Uni. Pour ce qui est de l’époque (le conflit a duré de 1968 à 1998), de nombreux détails caractéristiques des seventies sont mis en doute par des références anachroniques typiques des années quatre-vingt-dix (notamment chez Quentin Tarantino).

Enfin, la narratrice ne sera jamais nommée, seulement caractérisée par «  sœur cadette  ». Autour d’elle évoluent des personnages-fonctions anonymes tels que «  Machin MacMachin  », «  sœur ainée  » «  premier beau-frère  », «  deuxième beau-frère  » etc. Un choix stylistique qui est un possible clin d’œil à l’euphémisme «  The Troubles  » qui décrit le conflit nord-irlandais en atténuant sa violence.

Paranoïa

Cette absence de caractérisation fait osciller le livre entre conte et paranoïa. D’un côté il peut s’agir d’un temps inconnu figé dans un lieu inconnu, le fameux « Il était une fois dans un pays lointain ». Tout le roman serait alors à lire comme une vaste allégorie. De l’autre, il peut s’agir d’une barrière de protection pour la narratrice, d’une manière de tenir à distance la réalité du conflit, si difficile à soutenir qu’elle en devient floue.

Avec Milkman, Anna Burns plonge ses personnages dans la noirceur de l’époque du conflit nord-irlandais. Ce petit jeu de piste anonyme, troublant au premier abord, prend du relief à mesure que la lecture progresse. Milkman est le flux de conscience d’une jeune narratrice, et ce recours constant à la périphrase projette dans une sorte de paranoïa intense. Comme si en plus d’être surveillée par le laitier, sa famille et tout le voisinage, la narratrice devait également protéger ses pensées, susceptibles à tout moment d’être décortiquées et jetées en place publique.

«  La curiosité dévorante, à propos de tout un chacun, c’était monnaie courante dans le coin, depuis toujours. Les ragots enflaient, s’apaisaient, allaient et venaient, changeait de cible.  »

Milkman, Anna Burns

Entre Brexit et #MeToo

Derrière cette simplicité schématique, les événements se déroulent par circonvolutions, se complexifiant à mesure que le roman progresse. Née à Belfast en Irlande du Nord, l’autrice était encore une petite fille au début du conflit. Elle crée donc une ambiance qu’elle a vécu de près puisque les bombardements et les batailles de rues faisaient partie du quotidien des civil.e.s. Aucun détail n’est donc laissé au hasard et certainement pas le surnom « milkman », titre du livre. Dans son précédent roman No Bones (2001), Anna Burns rapporte que l’Irish Republican Army (IRA) – organisation paramilitaire opposée à la présence des britanniques en Irlande du Nord – posait des bombes de pétroles dans des cagettes de bouteilles de lait au coin des rues.

Une immersion dans le passé qui n’est pas sans écho avec le présent de la rédaction et de la parution originale du roman. Lorsque Milkman a été pour la première fois publié en Irlande en 2018, deux évènements majeurs venaient de se jouer  : le Brexit et le mouvement #MeToo. Avec le Brexit, la frontière entre l’Irlande et l’Irlande du Nord inquiétait beaucoup et les politiques étaient embarrassés par ce qui leur semblait être une possible bombe à retardement.

« C’est ce vif condensé de personnages de l’histoire récente de l’Irlande du Nord qui fait de Milkman une lecture essentielle pour nos politiques – surtout les politiques à la mémoire courte, ou ceux qui ont l’arrogance et l’absolu cruauté de suggérer que la paix de l’Irlande du Nord peut être allègrement sacrifiée sur l’autel d’un Brexit dur. »

Charlotte Higgins, The Guardian, 17 octobre 2018

Parallèlement, le roman fait aussi écho au mouvement #MeToo. Nombreux sont les films qui mettent en scène le conflit du point de vue de ses combattants armés :  Le Vent se lève (2006) de Ken Loach, palme d’or à Cannes ou Hunger (2008) de Steve McQueen. Cependant, peu de longs-métrages s’intéressent pleinement aux ravages causés chez les civil.e.s. Dans Milkman, la jeune narratrice subit à la fois la pression d’un homme qui la harcèle, mais également celle du voisinage et de sa famille qui la tient pour responsable de cette liaison imaginaire. C’est à la lumière de ce double contexte et de son style dense et intrigant que le roman a été lauréat du Man Booker Price de 2018.

« Et puis aussi c’était ma faute cette liaison avec le laitier. Mais moi je n’avais pas de liaison avec le laitier. »

Milkman, Anna Burns

En 2018, année de la publication de Milkman, apparaît également sur petit écran le sitcom Derry Girls sur Netflix. La série, créée par Lisa McGee, suit la vie de quatre lycéennes et du cousin anglais de l’une d’entre elles. Tou.te.s sont élèves dans une école catholique du comté de Derry en Irlande du Nord dans les années 1990. C’est par le prisme d’un humour grinçant que la série aborde la période historique des «  Troubles  ». Ainsi, l’une des scènes montre par exemple la difficulté absurde des élèves à trouver des similitudes entre les catholiques et les protestants. Alors qu’ils trouvent des dizaines de différences très imaginatives, ils n’arrivent pas à trouver un seul point commun.

Anna Burns, Milkman, éditions Joëlle Losfeld, février 2021, 352 p., 22 €

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