LITTÉRATURE

« Jacques de Bascher » – L’insoutenable vacuité de l’être

crédits: Philippe Morillon

crédits : Philippe Morillon

Deux ans après la mort de Karl Lagarfeld, dont la vie a fait l’objet de plusieurs ouvrages, c’est au tour de son compagnon Jacques de Bascher d’être raconté. Après cinq années d’enquête, la journaliste Marie Ottavi publie chez Plon le portrait de l’emblématique dandy parisien. Retour sur l’existence iconoclaste et vaine d’un personnage ancré dans son époque. 

Jacques de Bascher est un personnage controversé. On l’a souvent comparé aux arrivistes qui peuplent les romans balzaciens. Marie Ottavi esquisse, avec son livre, une personnalité plus complexe. L’irrévérence de Bascher, son goût pour les lettres et l’aristocratie à la française lui viennent de l’enfance. En grandissant, il deviendra un jeune adulte qui n’aura de cesse d’affirmer sa singularité.

Après quelques années passées à la marine – de laquelle il sera viré – il décide d’embrasser la vie grandiose qu’il pense mériter. Et de se faire une place dans le milieu de la mode et de l’aristocratie. Il commence à sortir chaque soir dans les clubs parisiens de l’époque.   

Une vie diluée dans l’époque

L’existence de Jacques de Bascher est emblématique de l’esprit post-soixante-huitard. Les parisiens des années 70 pensent uniquement à faire la fête. L’ insouciance devient un mot d’ordre généralisé. Les addictions à la drogue et à l’alcool deviennent monnaie courante tandis que chaque soir est un soir de sortie. 

Le jeune Bascher est rapidement remarqué pour son style, toujours raffiné malgré le peu de moyens qu’il a alors. On lui envie son irrévérence et sa culture littéraire. On le déteste parfois. Il va alors faire la rencontre de Karl Lagerfeld, une relation platonique longue de dix-huit ans. Celui que l’on n’appelle pas encore le Kaiser entretient son compagnon, qui a de toute façon décidé de ne jamais travailler. À l’excentricité se joint la démesure  : toujours plus de drogue, d’alcool, d’amants. Les années 70. 

Il est intéressant de constater que la biographie de Jacques de Bascher porte moins sur le personnage que sur la décennie elle-même. Les différents témoignages réunis par la journaliste parlent d’une époque où l’insouciance règne  : le chômage est bas et le SIDA n’existe pas encore. Chacun vit sans une pensée pour le lendemain. L’argent n’est jamais un problème  : les riches arrosent les pauvres et tous viennent se mélanger dans les clubs gays pour participer aux soirées les plus délurées de l’époque.  

«  Le choix de rentrer au Colony, ou au 7, ne se faisait pas sur critères sociaux. Toutes les classes sociales étaient représentées. C’était une allure, de la drôlerie et un certain sens de la fête. Nous n’étions pas en boîte pour nous ennuyer. On dansait énormément.  »

Jacques de Bascher : Dandy de l’ombre, Marie Ottavi

La mode au coin de la rue

Le livre dresse, presque malgré lui, le portrait des deux créateurs les plus influents de la seconde moitié du XXème siècle. Bascher croise en effet la route de Karl Lagarfeld et d’Yves Saint-Laurent, étoile de la mode qui s’apprête à en révolutionner les codes et les contours. 

Si Marie Ottavi rappelle que Bascher est souvent dans l’ombre de Lagarfeld, il l’est aussi dans le texte. Son existence est mêlée aux succès, de plus en plus nombreux, de son compagnon, sans jamais qu’il n’y soit associé. Lagarfeld chez Fendi, Largarfeld chez Chloé puis Lagarfeld chez Chanel. Jacques ne manque jamais de conseiller Karl, rêve parfois d’écrire un grand roman sur l’un de ses ancêtres aristocrates ou de créer une collection à quatre mains avec celui qui partage sa vie. Il n’en fera jamais rien – Bascher semble manquer tous les rendez-vous, sauf celui de la fête. Et le lecteur a parfois l’impression de lire une biographie fantôme. 

Les passages les plus intéressants du livre sur Bascher ne portent jamais vraiment sur lui. À l’image de sa relation avec Yves Saint-Laurent, prétexte à replacer dans son époque ce créateur de génie qui, aux côtés de Pierre Bergé et Jack Lang (ministre de la Culture de l’époque) hissera la haute couture au rang d’art majeur. 

«  [Jack Lang] Nommé ministre de la Culture en 1981, il ouvre les salons de la rue de Valois aux créateurs de mode. Ils sont reconnus à la fois comme artisans et comme artistes, alors qu’ils étaient auparavant confinés à la catégorie divertissement.  » 

Jacques de Bascher : Dandy de l’ombre, Marie Ottavi

Vue sur la décennie 80 

Marie Ottavi fait également le récit du passage douloureux à la décennie 80, qui sonne le glas des Trente Glorieuses et de l’insouciance généralisée. La France se heurte successivement à la crise générée par le choc pétrolier, l’échec de la gauche au pouvoir et à l’émergence du SIDA, maladie encore inconnue du grand public.

Le petit monde de la fête est rapidement gagné par la maladie. On parle d’abord d’une hépatite, avant que le virus ne soit identifié. La communauté homosexuelle de l’époque est décimée dans des proportions qui rappellent celles d’une guerre. Avec elle, le monde de la fête. La plupart des boîtes emblématiques de la décennie précédente ferment leurs portes. 

En parallèle, la France s’engage dans l’air du consumérisme de masse : on voit arriver de nouveaux riches décomplexés, aux antipodes de la préciosité et de l’héritage aristocrate qui portait l’élite culturelle d’alors. Bascher, comme un nombre considérable de ses camarades, est testé séropositif. Il meurt au bout de quelques mois et s’éteint en même temps que l’époque qui l’a bercé. À ses côtés, Karl Lagarfeld, resté jusqu’aux derniers instants. 

«  Dans la seconde partie des années 1980, on se rend compte que tout cela fut un rêve. […] Les gens ont commencé à tomber malades, à mourir, ou bien tout simplement à être victimes de la crise. Les changements politiques n’ont pas apporté ce qu’on espérait.  »

Jacques de Bascher : Dandy de l’ombre, Marie Ottavi

En définitive, le livre de Marie Ottavi porte moins sur la vacuité de Jacques de Bascher qu’il ne décrit celle d’une époque faite de faste et de paillettes. Bascher meurt avant d’avoir accompli quoi que ce soit, peut-être même avant d’en avoir eu l’envie. Une biographie presque vaine, tant l’existence du personnage qu’elle entend décrire l’est, elle aussi. Le livre a néanmoins le mérite de donner à voir une époque qui ne ressemble à aucune autre. Dont l’ascension fulgurante d’un milieu artistique désormais mythique est le marqueur. Jacques de Bascher aura donc incarné avec brio l’existence du dandy telle qu’il la concevait  : la futilité, certes, mais avec panache. Et tant pis pour l’amertume. 

Jacques de Bascher  : Dandy de l’ombre, par Marie Ottavi aux éditions PLON, 10 euros.

Journaliste

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