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« Ne pas subir l’attente, mais être dans la proposition » – Rencontre avec Jean-François Rettig

Wojciech Pus, Queer Landscapes | Segues from Endless
Wojciech Pus, Queer Landscapes | Segues from Endless

© Wojciech Pus, Queer Landscapes | Segues from Endless – credit RIPB

Les Rencontres Internationales Paris/Berlin, c’est le grand rendez-vous dédié aux pratiques contemporaines de l’image en mouvement. Du 23 au 28 février 2021, l’événement se déroule en ligne depuis l’auditorium du Louvre et est entièrement gratuit. Nous avons rencontré à cette occasion Jean-François Rettig, directeur de ces Rencontres, pour discuter de la création audiovisuelle contemporaine.

« Qu’est-ce que la folie ? » nous questionne Pierre Merejkowsky dans son œuvre audiovisuelle L’état de notre urgence 4, qui invite à remettre en question notre perception de ce qui est sain d’esprit et notamment le discours politique actuel, pour repenser « notre urgence ». Ainsi s’offre à notre écran l’une des œuvres présentées par les Rencontres Internationales Paris/Berlin (RIPB) qui se déroulent en ligne jusqu’au 28 février. Poétiques, effrayants ou utopiques, les films présentés donnent à voir un panorama de la création actuelle, entre art contemporain et nouveau cinéma. 

Chaque année, c’est un véritable espace de découverte et de réflexion unique en Europe qui propose une ouverture rare sur la création audiovisuelle contemporaine. La programmation mêle projections, expositions, présentations, performances et tables rondes, en présence d’invités du monde entier – artistes, distributeurs, curateurs, institutions et structures émergentes – qui témoignent de leur réflexion et d’enjeux artistiques et culturels. Cette nouvelle édition propose une programmation réunissant 122 œuvres de 39 pays. 

Nous avons rencontré à cette occasion Jean-François Rettig, co-fondateur des RIPB avec Nathalie Hénon, dont ils assurent la direction et la programmation, pour évoquer les nouvelles pratiques audiovisuelles et leurs enjeux. Rencontre. 

Maze : Comment sont nées les Rencontres Internationales Paris/Berlin (RIPB) ? Quelle est leur vocation, et dans quelle lignée artistique s’inscrivent-elles ?

Jean-François Rettig : La manifestation, initiée en 1997, a eu dès le départ une visée culturelle tout aussi essentielle que les questions artistiques qui président au projet : celle de créer un espace où se croisent différentes pratiques artistiques, et donc différents publics. L’idée étant de questionner aussi bien les formes esthétiques que le contexte de présentation des œuvres. Ainsi, l’événement se déroule dans plusieurs espaces : d’art, de cinéma, mais aussi d’autres lieux pas forcément identifiés comme artistiques, afin de permettre à des publics différents d’y circuler. Car le contexte de réception de l’œuvre fait partie de notre relation à celle-ci, de sa perception.

Et bien sûr, le contexte culturel varie dans l’espace et dans le temps : il n’est pas le même que l’on soit à Paris, à Genève ou à Londres. Cette question fait partie intégrante du travail des artistes visuels. Il y a donc eu cette volonté initiale de proposer une programmation pluridisciplinaire, et dans des contextes différents. Berlin, ville qui fut partagée entre l’Est et l’Ouest pendant des décennies, traversée par des questions culturelles et politiques ainsi que des rapports aux images radicalement opposés, semblait évidente. Avec aussi un rapport à la pluridisciplinarité très différent de celui à Paris. 

M. : Comment la programmation, fruit d’un travail de recherche approfondi, exprime-t-elle aussi cette pluridisciplinarité dans le choix des artistes ? 

JF. R. : La programmation est dédiée aux images en mouvement, aux pratiques artistiques dans toute leur diversité, en s’approchant au plus près des questionnements et des évolutions des artistes. Cela prend une diversité de formes : des projections en salle, des performances, des installations, des expositions, et depuis quelques années une place importante est accordée à la VR (Réalité Virtuelle).

Les formats évoluent tout en restant centrés depuis l’origine sur l’espace de projection, lieu où le public peut trouver plus facilement son chemin. Et qui mène peut-être celui-ci à adhérer plus facilement à des approches auxquelles nous ne sommes pas habituées : des documentaires, des fictions expérimentales, des vidéos hybrides… Il s’agit majoritairement d’artistes qui présentent leurs œuvres dans les musées et galeries du monde entier, et nous leur offrons ici un espace de visibilité supplémentaire différent. 

Image courtesy Isabell Heimerdinger, Soon It Will Be Dark
© courtesy Isabell Heimerdinger, Soon It Will Be Dark

M. : En 2021, les Rencontres Internationales Paris/Berlin proposent une expérience audiovisuelle inédite. Pourquoi cette thématique autour des Espaces hybrides, un sujet plus que jamais d’actualité, pour aborder la création artistique ? 

JF. R. : La thématique des espaces hybrides s’est imposée de manière évidente, comme interrogation déjà dominante dans la pré-sélection. Qu’il s’agisse d’une hybridation des formes ou de croisements au sein même des œuvres, cette thématique parcourt l’ensemble de la programmation, jusque dans la forme même de présentation de la manifestation. 

En effet, en raison de la crise sanitaire et en réponse à la nécessité de repenser les notions d’espace et de temps culturels partagés, nous avons fait évoluer le modèle des Rencontres à travers un parcours immersif. Le public peut ainsi découvrir les œuvres retransmises en ligne, en direct sur le site web ainsi qu’un espace 3D, modélisé pour l’occasion. 

Réalisé à partir de scans 3D et de photogrammétries du lieu partenaire – l’auditorium du Louvre –, cet espace d’exploration offre, via son ordinateur, un accès en temps réel à la programmation : les œuvres sont projetées à la fois dans l’espace physique et sur le web. 

M. : Justement, cet espace 3D, que vous avez conçu avec Nathalie Hénon spécialement pour cette édition, est une vraie innovation pour une manifestation culturelle. Comment avez-vous construit ce dispositif ?

JF. R. : En août dernier à Berlin, lors du précédent volet de la manifestation, nous avons déjà dû faire face à d’importantes restrictions. Celles-ci nous ont incitées à mettre en place un dispositif de tournage et de retransmission en direct sur le web. Suite à cette expérience déjà hybride, nous avons prolongé l’exploration en ligne. Avec l’envie de sortir le spectateur de sa relation habituelle avec un écran plat, sans nous contenter d’une simple page web. La temporalité de chacun derrière son écran n’est pas la même que dans une salle, entouré d’autres personnes. 

Pour la modélisation de l’espace de l’auditorium du Louvre, un travail d’équipe extraordinaire a d’ailleurs été réalisé. Le projet a impliqué une trentaine de personnes, dont des étudiants et deux artistes néerlandais qui pratiquent les photogrammétries depuis des années, Margit Lukacs et Persjin Broersen. Ils se sont emparés de l’espace pour travailler sur des atmosphères, des altérations, avec toujours l’idée que cela atteigne quelque chose de la perception du spectateur en ligne et crée un rapport différent avec les œuvres. On expérimente ce rapport à un lieu qui n’est plus entièrement physique, en créant une conjonction d’espace et de temps, entre l’espace physique et sa modélisation 3D. 

« Une temporalité différente est possible pour les œuvres. Nous voulions proposer un espace mental, lié à une réalité physique. »

Jean-François RETTIG

M. : Les films de l’édition 2021 témoignent d’un désir d’explorer les frontières, de brouiller les limites entre les espaces, réels comme métaphoriques. En parallèle des temps forts de la programmation, y a-t-il des artistes qu’il vous tient tout particulièrement à cœur de représenter ? Pour ma part, une œuvre m’a questionnée en particulier : la vidéo de Pierre Merejkowsky, L’état de notre urgence 4.

JF. R. : Pierre est en effet un immense artiste. Sa courte vidéo pulvérise toute attente possible que l’on peut avoir d’un film, depuis le travail du son jusqu’aux sous-titres qui débordent de l’écran, à dessein évidemment. Dans les préoccupations exprimées dans son travail se trouve une indissociabilité de la question artistique et politique. Il présente la folie comme acte de résistance, comme possibilité esthétique de sortir des pièges de l’affrontement et de l’opposition. Une sorte d’utopie de la folie : magistral.

La programmation de samedi 27 février est un temps fort, avec une carte blanche à Laurie Anderson, pionnière artistique américaine connue pour ses performances multimédia. Suivra une conversation humaine et très libre entre l’artiste et son amie Sophie Calle. Puis, la projection de films magnifiques : No Sex Last Night de Sophie Calle (1994) et Elsa la rose d’Agnès Varda (1966).

L’autre temps fort que nous attendons impatiemment avec Nathalie Hénon, est la séance de clôture [ndlr : ce dimanche 28 février] avec le réalisateur, scénariste et producteur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Nous présentons son travail depuis 1998, alors qu’il était encore étudiant à l’époque ! Une relation forte s’est nouée avec lui. C’est donc avec une « œuvre amie » que nous terminerons cette édition. 

oeuvre d'art contemporain vidéo Apichatpong Weerasethakul, Ashes
© Apichatpong Weerasethakul, Ashes

M. : Dans le contexte particulier de la crise sanitaire du COVID-19, comment se réinventer durablement en tant qu’événement ? Et en tant qu’artiste ?

JF. R. : Dans cette période qui semble être sans issue, se présente une grande complexité en termes d’organisation, à laquelle sont confrontés tous les lieux culturels du monde. Nous pensons qu’il faut y réagir en choisissant de ne pas subir l’attente, mais d’être dans la proposition, de renverser les choses. Comme nous l’avons fait avec cette version hybride des RIBP : il ne s’agit pas d’une version dégradée de la manifestation en présence d’un public physique, mais au contraire d’une proposition d’expérience qui se détache des stéréotypes auxquels nous sommes habitués dans notre quotidien sur Internet.

Une temporalité différente est possible pour les œuvres. Notre dépassement des difficultés liées au contexte actuel est donc passé par là : proposer un espace mental, lié à une réalité physique. Le flux du quotidien est chamboulé pour tout le monde, et à travers cela, les artistes continuent d’interroger, d’avancer. S’il y a eu certaines difficultés, dues par exemple à des contraintes matérielles, je veux rester confiant et affirmer que nous sommes sur un versant positif et que ce questionnement se poursuit. 

M. : Pour conclure, quelle est la suite pour les Rencontres Internationales Paris/Berlin ? 

JF. R. : Le second volet de la manifestation aura lieu à Berlin, fin août 2021. Une version en ligne sera également proposée, en prenant en compte les enseignements tirés du ressenti des spectateurs sur cette édition, pour poursuivre l’expérimentation et proposer encore de nouveaux formats. 

oeuvre d'art contemporain Matthijs Vuijk, What do I see when I see me
© Matthijs Vuijk, What do I see when I see me

Rencontres Internationales Paris/Berlin, du 23 au 28 février 2021. En accès libre et en ligne via ce lien, en direct de l’Auditorium du Louvre, tous les après-midi jusqu’à 23h.

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