John Cassavetes et Gena Rowlands dans Opening Night © D.R.
Chaque mois la rédaction de Maze revient sur un classique du cinéma. Le mois dernier, nous nous sommes rappelés d’ Un Condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson. Ce mois-ci, place à Opening Night (1977) de John Cassavetes, un film qui s’inscrit à la marge d’une industrie cinématographique qu’il exécrait.
Au sortir d’une répétition de la pièce dans laquelle elle joue (The Second Woman), la comédienne Myrtle Gordon (Gena Rowlands) fait la rencontre troublante d’une jeune fan. Quelques secondes plus tard celle-ci meurt, percutée par une voiture, sous les yeux de son idole. Le choc de la scène qui contraste avec l’indifférence des membres de son équipe ébranle l’actrice.
Hantée par l’image de la jeune femme, Myrtle prend alors la pleine mesure du vertige qui l’empêche de réussir à incarner son rôle. « Il n’y a pas d’espoir dans ta pièce » lance-t-elle à la scénariste à succès Sarah Goode (Joan Blondell) faisant écho à sa propre situation.
Confrontée à ce double marqué par la sensibilité de la jeunesse, l’illusion vole en éclats : Myrtle Gordon vieillit, son corps change et elle ne peut l’accepter. Douloureusement, le masque se désolidarise de son support. Il ouvre une brèche que la comédienne doit colmater en acceptant de devenir la deuxième femme de la pièce.
Le neuvième long métrage du réalisateur se présente alors comme une synthèse de toute sa filmographie. La conscience aigüe du temps qui passe en altérant les corps n’y est pas une posture gauche d’adolescente déboussolée, mais bien la manifestation la plus sincère d’un effondrement intérieur. Il s’agit pour Myrtle d’essayer encore et encore, de se façonner par le geste de la représentation le masque d’une liberté retrouvée.
A bout de souffle
La filmographie de Cassavetes met en scène des personnages travaillés par la question de la définition de leur identité dans le groupe auquel ils appartiennent. Ici, Myrtle Gordon est déchirée par l’inadéquation de son corps à la représentation que le public se fait d’elle. Le fantôme de la jeune femme entrevue quelques minutes avant sa mort l’accompagne alors comme une image originaire. Elle doit s’en débarrasser pour pouvoir en inventer une autre.
Une fois encore le réalisateur pousse son actrice fétiche – et épouse – dans ses retranchements. Trois ans après sa performance hors-normes de femme au foyer désemparée et au bord du gouffre dans Une Femme sous influence (1974), Gena Rowlands renoue avec une composition sur-mesure dans laquelle les limites du corps s’effacent. Centrale, la place de l’alcool permet à la comédienne de trouver dans l’altération des sens provoquée, l’énergie manquante pour produire le geste de trop. Celui qui, dans l’excès de sa présence, bouleverse la structure dans laquelle il est pris.
Le metteur en scène de la pièce, Manny Victor (Ben Gazzara) pousse d’ailleurs sa comédienne jusqu’à l’épuisement à plusieurs reprises lors des séances de répétition. Il ne saisit pas la nature du vertige dans lequel s’abîme le talent de Myrtle. Mais il est le seul à comprendre la méthode nécessaire pour en venir à bout. La présence de John Cassavetes n’est alors peut-être pas tant à chercher du côté de la figure de Maurice Aarons, second rôle de la pièce, qu’il incarne pourtant avec aplomb, mais bien dans celle de Manny. Les deux hommes – fictif et historique – cherchent, sous le masque de leurs comportements odieux, une liberté radicale qui passe par un double épuisement : personnel et collectif.
A corps ouvert
Seule au milieu de la troupe Myrtle Gordon ne peut plus croire en sa jeunesse. La prise de conscience que son corps – aussi instrument professionnel – est altéré par le temps la place devant une alternative. La première : faire le deuil de tout bonheur à venir ainsi que de toute réussite professionnelle. La deuxième : s’inscrire dans le présent de sa condition en travaillant la place de son corps.
Alors, les confrontations avec l’image de la jeune femme décédée se soldent souvent par un corps à corps brutal. Jusqu’à l’épuisement final : celui du spectre mis à mort par la comédienne dans un ballet qui se déroule sous le regard sidéré de la voyante de Myrtle. Si le spectateur peut s’interroger sur la possible folie de la comédienne tant son attitude semble parfois la frôler, Cassavetes ne tranche jamais et refuse toute forme de pathologisation.
Le réalisateur prend soin d’explorer les possibles. Les discussions entre l’autrice de la pièce, Sarah Goode (Joan Blondell) et la comédienne donnent une place importante à la parole. L’inimitié à peine voilée qui caractérise leur relation relève d’un écart dont Sarah Goode a d’emblée saisi la nature. Celle-ci a déjà accepté son âge, elle peut sereinement le nommer ; Myrtle Gordon, elle, refuse tout au long du film de donner le sien.
Un compagnonnage silencieux s’installe entre les deux femmes. Dissimulée sous de grands chapeaux et un maquillage trop prononcé, Sarah Goode a déjà consenti à la redéfinition continue des masques sociaux. Myrtle s’introduit en pleine nuit dans sa chambre et se cogne le visage plusieurs fois contre l’encadrement de la porte. Le lendemain, elle dissimulera ses entailles sous de larges lunettes noires avant de les retirer devant Manny.
« Bas les masques » semble indiquer Cassavetes. Dans l’ouverture littérale du corps mutilé se joue l’accès à une sincérité primordiale, à une vérité qui finit toujours par éclater. Celle par laquelle il faut passer avant de retourner sur scène.

Un récit d’apprentissage pour adultes
Le rapport à la représentation est en effet un fil conducteur du film. En suivant les répétitions de la troupe de théâtre avant la première, le réalisateur nous permet d’accompagner le travail effectué. Il filme les représentations en tant que telles, de façon « théâtralisée » en évitant le plus possible de mettre en scène la captation.
Dès lors, la mise en abîme ne se complait pas dans un vain jeu formel. Au contraire, elle se transforme en véritable expérience. Cassavetes parvient à mettre le spectateur en présence de comédiens au travail.
Alors, quand le soir de la première Myrtle Gordon disparait il n’y a pas que la troupe qui attend. Le spectateur fait aussi l’expérience du temps qui s’étire, privé de l’objet de son désir. L’excitation liée à la réapparition de la comédienne laisse vite place à la consternation. Ses collègues comprennent l’ampleur du désastre à venir. Ne pouvant se tenir debout seule, Myrtle semble avoir abdiqué ; elle semble avoir démissionné de son propre rôle.

Mais Cassavetes ne s’en tient pas là. Tout au long de la séquence finale, le réalisateur-acteur filme avec confiance les premiers pas de la nouvelle-née. Par l’altération extrême des sens provoquée par l’alcool Cassavetes plonge Myrtle Gordon dans les bras de celle qui lui est si chère : l’existence. Il installe un malaise intense, dû à l’état déplorable de la comédienne. Au bout de ce malaise se manifeste un sentiment rare au cinéma : une précieuse imprévisibilité des corps qui va de paire avec celle de la vie.
Lorsque Gena Rowlands et John Cassavetes partagent une dernière fois la scène pour clore la représentation, les corps se libèrent dans une truculente chorégraphie. Ils s’évitent, se heurtent et se croisent au gré d’une heureuse improvisation. Celle-ci fait fi du texte et place toute sa confiance dans la libre inconvenance du geste. Une forme de jubilation pointe chez le spectateur frappé par le regain inespéré d’énergie porté par la pure présence du duo.
Culte, ce film l’est donc pour la force vitale qui en jaillit. La performance de Gena Rowlands y est pour beaucoup et pourrait même être considérée comme suffisante. Toutefois, l’omniprésence de l’alcool et de la perte de repères qui en découle est aussi nécessaire. Il n’y a pas de modèles qui tiennent ; seulement une succession d’instants par définition inimitables. Et pour Cassavetes cela vaut à la fois comme ars vivendi – celui qui permet à Myrtle d’accepter son âge – et comme poétique – celle d’un film hors-normes.