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Le 17 janvier dernier, Alexeï Navalny atterri à Moscou, l’opposant russe numéro un de Vladimir Poutine revient dans son pays. Pour comprendre comment cet avocat est devenu le leader de l’opposition, il faut revenir une dizaine d’années en arrière.
« Je n’ai peur de rien et, je vous engage à ne pas avoir peur. » Ce sont les premiers mots de l’opposant russe Alexei Navalny à la sortie de son avion, le 17 janvier dernier.
Le 20 août 2020, cet ancien avocat est victime d’un malaise au cours d’un vol reliant Tomsk à Moscou. Un établissement sibérien l’accueille avant d’être transféré en Allemagne. Rapidement, un empoisonnement au Novitchok, une substance neurotoxique conçue par des spécialistes soviétiques à des fins militaires, a été conclu. Alexeï Navalny est l’opposant russe numéro 1 de Vladimir Poutine, cette hypothèse est rapidement considérée.
Portrait d’un opposant anticorruption
Dès 2010, Alexeï Navalny se destine à devenir la bête noire du président russe, Vladimir Poutine. Il s’attaque sans relâche au système autoritaire dirigé depuis le Kremlin. Diplômé en droit à l’université russe de l’Amitié des peuples, il poursuit ses études à l’université des finances du gouvernement russe, qu’il termine par la suite à Yale, aux Etats-Unis.
En 2007, il obtient des actions dans plusieurs entreprises publiques comme dans la banque VTB, seconde banque de Russie. Son statut d’actionnaire minoritaire lui permet d’exiger une transparence des comptes. Dès 2010, Navalny accuse dans son blog les dirigeants de la banque VTB de détournements de fonds. C’est par le biais de son site internet RosPil qu’il va traquer les faits de corruption.
Dès 2011, il se positionne contre Poutine et monte le mouvement « Russie unie, le parti des escrocs et des voleurs ». En dénonçant les résultats des législatives, il est condamné à 15 jours de prison après avoir été interpellé pendant une manifestation.
« Maintenant, le parti des escrocs et des voleurs a désigné pour la présidentielle son plus grand escroc et voleur. »
Propos de l’opposant russe en référence à Vladimir Poutine, candidat du parti Russie unie au scrutin du 4 mars 2011
En 2013, il se présente aux élections municipales de Moscou. Son principal adversaire, Sergueï Sobianine, est maire de la capitale depuis octobre 2010 et candidat du parti de Vladimir Poutine. Navalny sort deuxième. Il s’agit de la dernière élection à laquelle le pouvoir le laisse participer. En cause : ses nombreuses condamnations pour détournements de fonds.
Ce qui le différencie de l’homme fort du Kremlin, c’est que le leader de l’opposition russe n’est pas un politique. Sa fonction d’avocat lui permet de lutter contre la corruption du pouvoir, lutte qui le gagnera.
De l’empoisonnement à la prison
Le 20 août 2020, Alexeï Navalny est en réanimation en Sibérie après un malaise dans un avion. Son entourage soupçonne déjà un empoisonnement. Par la suite, il est transféré dans un hôpital de Berlin deux jours plus tard.
L’hôpital allemand réalise des examens médicaux pour identifier la cause de l’empoissonnement. Ceux-ci dévoilent la « preuve sans équivoque » d’un empoisonnement. Un expert toxicologique russe fait une contre-analyse et rejète sèchement les faits.
« La situation a pu être causée non seulement par un régime alimentaire, mais aussi peut-être par des abus d’alcool dont nous n’avons pas connaissance. Cela pourrait avoir été provoqué par le stress ou la fatigue. »
Affirmation d’Alexandre Sabaïev, toxicologue en chef de la région de Omsk
La guerre des deux hommes politiques russes se fait connaître à la sortie de l’opposant le 22 septembre. Dès sa sortie de l’hôpital, le Kremlin affirme qu’il est « libre » de rentrer en Russie, alors que l’opposant accuse Vladimir Poutine d’avoir orchestré son empoisonnement. Début décembre, l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) confirme son empoisonnement par un agent neurotoxique.
« Poutine est derrière le crime, et je n’ai pas d’autres versions du déroulement des événements. »
Propos de l’opposant russe AlexeÏ Navalny pour une interview au quotidien allemand Der Spiegel
En réaction, le président de la République française, Emmanuel Macron dénonce une « tentative d’assassinat ». Le Conseil de l’Union européenne prend les devants en imposant des mesures restrictives à l’encontre de six personnes mi-octobre.
La Russie nie en bloc et écarte la thèse de l’empoisonnement. Elle affirme que le principal opposant au Kremlin souffrait d’une « pancréatite chronique. »
Coup de tonnerre : l’enquête qui déstabilise le Kremlin
Le 14 décembre, plusieurs médias étrangers dont CNN, Der Spiegel et le groupe Bellingcat publient une enquête qui accuse un groupe d’agents au service de l’Etat russe. Ces experts en armes chimiques auraient mené un traçage régulier d’Alexeï Navalny depuis 2017 et ce, jusqu’au jour de l’empoisonnement.
« Je sais qui a voulu me tuer. »
Déclaration de Alexeï Navalny, mi-décembre, suite à l’enquête mettant en lumière le rôle des services de sécurité russes dans son empoisonnement
Le 21 décembre, Alexeï Navalny publie une vidéo assurant avoir piégé l’un de ces agents au téléphone. Il lui a fait admettre sa participation dans son empoisonnement. A son insu, un agent du FSB y reconnaît un détail, un empoisonnement via « le slip » de Navalny. Déstabilisés, les agents des services de sécurité russes accusent le coup de fil téléphonique de « falsification. »
Ce n’est pas plus tard, le 29 décembre que le gouvernement russe ouvre une enquête pour “fraudes à grande échelle” contre l’opposant, alors en convalescence en Allemagne. Il le soupçonne d’avoir dépensé pour son usage personnel 356 millions de roubles (3,9 millions d’euros au taux actuel) de dons récoltés par un certain nombre d’organisations à but non lucratif. Le Kremlin ne lâche pas l’affaire pour le faire rentrer au pays.
« Ils essayent de m’envoyer en prison car je ne suis pas mort et que j’ai cherché ensuite mes meurtriers. »
Affirmation d’Alexeï Navalny dans un tweet, mardi 29 décembre 2020
Ce n’est ni un choix ni une option
Cinq mois après sa convalescence en Allemagne, le 13 janvier, il annonce son retour en Russie. Rentrer au pays est un devoir pour l’opposant. Même si la menace d’un renvoi en prison pour une condamnation avec sursis prononcée en 2014 pèse sur lui, il poursuit son combat au pays à défaut d’être privé de sa liberté.
« Le 17 janvier, dimanche, je rentre à la maison. »
Comme à chaque fois, c’est sur les réseaux sociaux que l’opposant a annoncé la grande nouvelle
La police s’est empressé de l’interpeller dès son arrivée à l’aéroport de Moscou. L’homme est directement placé en détention. Pour cause : il est accusé d’avoir violé les conditions de son sursis en ne respectant pas le contrôle judiciaire qui lui été imposé. Dans l’affaire Yves Rocher, Alexeï Navalny avait été condamné en 2014 à trois ans et demi de prison avec sursis, assorti d’une mise à l’épreuve qui s’achevait le 30 décembre 2020 pour escroquerie.
« Ici, c’est chez moi. Je n’ai pas peur (…) car je sais que j’ai raison et que les affaires criminelles lancées contre moi sont montées de toutes pièces. »
Les propos de l’opposant à bord du vol commercial de la campagnie low-cost pobeda (“Victoire” en russe)
La bombe : « Un palais pour Poutine »
Deux jours après son arrestation, il contre-attaque avec une enquête sur Youtube Un palais pour Poutine, vue des centaines de millions de fois. Enregistrée avant son retour en Russie et pendant près de deux heures, il affirme que Vladimir Poutine est le bénéficiaire d’une vaste propriété et d’un immense palais d’un montant de 100 milliards de roubles (soit un peu plus d’un milliard d’euros) sur les rives de la mer noire. Pour la première fois, la vidéo attaque le président lui-même.
Un appel à manifester accompagne cette investigation afin de dénoncer l’incarcération de l’opposant. Pour relayer cet appel, les soutiens d’Alexeï Navalny s’appuient sur les réseaux sociaux comme TikTok ou Vkontakte (l’équivalent russe de Facebook). Il faut préciser que la plupart des médias traditionnels, notamment télévisés, sont majoritairement maîtrisés par le Kremlin, et donc inexploitable pour l’opposant.
Appel à la manifestation
Dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux juste après son incarcération, Alexeï Navalny a lancé :
« Ce que ces bandits (au pouvoir) craignent le plus, vous le savez, c’est que les gens descendent dans la rue (…) alors n’ayez pas peur, descendez dans la rue, pas pour moi mais pour vous-même, pour votre avenir. »
Pour prévenir les manifestations, les autorités russes promettent de réprimer tout rassemblement non autorisé. Pourtant, des dizaines de milliers de manifestants sont descendus dans les rues. Une seule demande à leur actif : la libération de Navalny. Plus de 3 300 manifestants ont été interpellés.
Alexeï Navalny, véritable concurrent de Poutine ?
Ce n’est pas la première fois que la Russie veut se débarrasser d’un opposant au régime. En 2015, Boris Nemtsov (1959-2015), opposant politique de Poutine, est abattu par balles à Moscou. Cet assassinat intervient lors de la rédaction d’un rapport sur la guerre sur la Russie en Ukraine.
En parallèle, la Douma russe a adopté en décembre dernier des textes consolidant les pouvoirs du président. Un texte donne aux anciens présidents une immunité à vie, y compris pour les actes accomplis après leur mandat. Un autre texte donne aux anciens présidents la possibilité de devenir sénateur à vie. En changeant la Constitution, Vladimir Poutine, au pouvoir depuis 1999, lui permet de rester à la tête du pays jusqu’en 2036.
Malgré la condamnation de la figure clivante de Alexei Navalny à trois ans et demi de prison, nombreux sont ceux qui soutiennent l’ex-avocat. Devenu une nouvelle icône de la démocratie en Russie, il reste toutefois sans véritable programme politique.
Dénoncer l’inefficacité et la corruption des dirigeants par l’efficacité de la démonstration et de la preuve suffira-t-il à Alexeï Navalny à prendre la tête du Kremlin ?