LITTÉRATURE

Idée reçue #3 : « Madame Bovary » est un livre ennuyeux

Crédits : 2015 Warner Bros Ent.

Beaucoup d’entre nous ont pu étudier Madame Bovary en français au collège ou au lycée. Mais combien l’ont véritablement lu ? Et surtout combien ont aimé lire ce livre ? Elle fait partie sans nul doute des œuvres qui ont le plus traumatisé les élèves. Mais pourquoi plus qu’une autre ?

Son auteur, Gustave Flaubert, plonge le lecteur dans l’existence d’Emma, jeune provinciale qui rêve d’une autre vie. Mariée assez tôt à Charles qui rate tout ce qu’il entreprend et dont elle n’est pas particulièrement amoureuse, elle s’éprend de divers amants, plus jeunes et plus ambitieux. La majeure partie du récit prend place dans la Normandie profonde, à Yonville, ville fictive dans laquelle circulent tout un tas de commérages entre les habitants. Alors oui, le cadre de l’action est propice à l’ennui. De plus, le personnage éponyme le dit elle-même, elle se fait chier.

Un livre sur rien

Dans une lettre à son amie Louise Colet, Flaubert écrit : «  ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien  ». Mais quitte à faire un livre sur rien, autant ne rien faire du tout. Alors, on comprend qu’il faut chercher ce que l’auteur veut dire derrière ce mot «  rien  ». En réalité, il ne cherche pas à ne rien raconter mais à raconter fidèlement la vie d’une femme aux rêves trop grands dans une ville où il ne se passe rien de très intéressant. Ce petit mot «  rien  », qu’on cherche à comprendre, ne décrit pas le contenu du roman mais plutôt la condescendance d’un homme face à des personnages qu’il qualifie de misérables. Comme un acteur qui se met dans la peau de son personnage, l’auteur veut s’imprégner de l’ambiance normande et des problèmes de ses habitants pour être le plus proche de la réalité.

«  Tout ce qui l’entourait immédiatement, campagne ennuyeuse, petits bourgeois imbéciles, médiocrité de l’existence, lui semblait une exception dans le monde, un hasard particulier où elle se trouvait prise, tandis qu’au delà s’étendait à perte de vue l’immense pays des félicités et des passions.  »

Madame Bovary, Gustave Flaubert

Emma Bovary rêve de son prince charmant très cliché et d’une ascension sociale parisienne. Alors quand elle sort le nez de ses lectures, la réalité de son monde lui semble fade. Ses longues pensées qui sont rapportées au lecteur ne sont que gémissements. Il est vrai que lire quelqu’un se plaindre sur la totalité d’un roman n’est pas exactement la définition du divertissement. Dans l’épisode ci-dessous, Charles et Emma regardent le mouvement de la poussière, rien qui ne laisse supposer une bonne complicité entre les deux personnages, ni un moment de joie. Ce serait plutôt le symbole ultime de l’ennui, autant pour les personnages que pour le lecteur.

«  Elle ne parlait pas, Charles non plus. L’air, passant par le dessous de la porte, poussait un peu de poussière sur les dalles ; il la regardait se traîner, et il entendait seulement le battement intérieur de sa tête, avec le cri d’une poule, au loin, qui pondait dans les cours.  »

Madame Bovary, Gustave Flaubert

Mais rassurez-vous, vous n’êtes pas le seul.e à être mort.e d’ennui face à Bovary. Toujours dans sa correspondance, Flaubert écrit « franchement Bovary m’ennuie  ». Alors, tout le monde semble d’accord. Emma s’ennuie, Flaubert s’ennuie donc le lecteur s’ennuie. Les personnages n’ont rien d’héroïque, la campagne est plate, il ne s’y passe rien, Monsieur Lheureux arnaque les gens, Charles rate l’opération de la jambe d’Hippolyte et Emma finit par mourir dans d’atroces souffrances.

L’ironie de la vache normande

Pourquoi continuer à voir dans ce roman un chef d’œuvre de la littérature ? Les raisons sont multiples. Tout d’abord, il faut voir le travail fourni par son auteur. Flaubert se rend plusieurs fois en Normandie pour recueillir l’essence de la région, décrire au mieux ses paysages. Pour rendre le plus réalistement possible les épisodes médicaux, il discute avec des professionnels de la santé et il se renseigne dans des manuels de médecine. En somme, il réalise un véritable travail d’enquête. L’étape de l’écriture n’est pas plus simple. Tel un véritable artisan du mot, l’auteur passe des journées à écrire quelques lignes de son roman, à réécrire des mots pour que chaque syllabe fasse sens. Sa technique du gueuloir permet de vérifier la sonorité de chaque page : Flaubert proclame en criant toutes les phrases de son carnet et si le résultat n’est pas satisfaisant, il recommence à l’infini.

On comprend lors d’une deuxième lecture toute l’ironie cinglante de l’auteur. Page après page, il ne se contente pas de décrire mais il se moque ouvertement des personnages. L’onomastique tout d’abord nous démontre la proximité entre le nom Bovary et la race bovine. Dès lors, toute la famille Bovary est assimilée à la vache normande. La trame entière du récit vise à se moquer et à tourner en ridicule les personnages. La célèbre scène des comices agricoles fait alterner les déclarations entre Emma et Rodolphe avec la remise des prix des plus gros animaux de la contrée. Cette superposition des deux scènes qui met sur le même plan l’amour et l’agriculture est un des signes du cynisme de l’auteur. L’ironie, lorsqu’elle est perçue, devient un régal à la lecture.

L’argument du double sens du récit, ajouté au travail fourni par l’auteur, suffisent à défendre l’intérêt du fond et de la forme de l’œuvre. L’ironie, saupoudrée partout par Gustave Flaubert, rend la lecture dynamique et presque drôle, à condition de la saisir au fil des phrases. Il n’est plus question désormais de dire que Madame Bovary est illisible ou nul. Ennuyeux, peut-être. Mais pas nul. Et si vous n’en êtes pas encore persuadé, on vous encourage à rouvrir le roman.

Orelsan Bovary

En somme, l’ennui est tout l’effet recherché par l’auteur. Il est une émotion provoquée intentionnellement, ce qui signifie que si vous vous ennuyez, l’auteur a réussi son pari. Flaubert est parvenu à vous faire détester ses personnages inutiles, le village d’Yonville et ses perfidies, la campagne normande. Il n’est pas le signe d’une mauvaise écriture mais au contraire le minutieux calcul de l’auteur. Là est son génie.

Madame Bovary est une œuvre artistique parmi d’autres qui mise sur l’ennui comme procédé artistique. Dans la même veine, on peut penser également au film Comment c’est loin sorti en 2015 qui met en scène deux amis trentenaires (Gringe et Orelsan) dans la banlieue de Caen (encore en Normandie). Le spectateur s’identifie aux personnages dans une forme d’ennui face à un temps qui s’allonge indéfiniment. On dirait que le film erre sans but et entraîne avec lui celui ou celle qui le regarde. Encore une fois, c’est là tout le génie artistique de l’œuvre. Alors si vous avez aimé Comment c’est loin, pourquoi pas (re)lire Madame Bovary ?

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