© Aung San Suu Kyi in Tokyo, El-Branden, 2013
L’ascension de celle qui est aujourd’hui à la tête de gouvernement birman fut à la fois longue et brutale. Lauréate du prix Nobel de la paix en 1991, la voilà 28 ans plus tard devant le tribunal international de La Haye, défendant maladroitement son pays accusé de génocide. Voici Aung San Suu Kyi, icône à double tranchant.
Adorée de son peuple, adulée et récompensée par la société internationale pour son combat vers la démocratie en Birmanie à la fin du XXe siècle, Aung San Suu Kyi est élevée au rang des très grands. Mandela, Gandhi, ou King : tous unis par un principe, un idéal, la paix.
La paix, Aung San Suu Kyi est aujourd’hui accusée de l’avoir offerte au peuple birman, quand elle la retire aux ethnies minoritaires comme le sont les Rohingyas, musulmans tués en masse en 2017 par l’armée nationale. Son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND) remporte fin 2020 les élections législatives – vote dont furent exclus 2 millions d’habitants, à commencer par les 600 000 Rohingyas restés en terre Birmane.
Une mère de famille sort de l’ombre, réveillée par un destin héroïque
Le 19 juin 1945 à Rangoon naît Aung San Suu Kyi. Elle est la fille de l’architecte de l’Indépendance Birmane, le général et ministre Aung San. Victime d’un complot, il meurt assassiné par des militaires, avec six de ses ministres, le 19 juillet 1947. Cette date est aujourd’hui encore commémorée comme le jour des Martyrs.
La suite de son enfance, Aung San Suu Kyi la passe donc aux côtés de sa mère Khin Kyi : première femme ministre, puis première femme à diriger une mission diplomatique. En Inde par exemple, elles sont accueillies personnellement par le premier ministre Jawaharlal Nehru. Riche de cette sphère sociale au patriotisme engagé, Suu Kyi part étudier la philosophie économie et politique à l’université d’Oxford. A son retour de New York où elle habite pendant trois ans, elle se marie avec un autre diplômé d’Oxford, Michael Aris.
Leurs deux fils sont âgés de 11 et 15 ans lorsqu’elle retourne à la résidence familiale de Rangoon pour accompagner sa mère dans ses derniers instants. On est alors en 1988 et le climat politico-social s’envenime en Birmanie. Les manifestations historiques du 8 août 1988 – initiée par les étudiants rejoints par des agriculteurs, des moines et des membres de l’armée – ont déjà provoqué de nombreuses victimes. Le gouvernement avait promis des réformes avant de paniquer et d’étouffer les espoirs du peuple à grands coups de mitraillettes. Résultat : 3 000 morts en quelques jours.
La présence en ville de la fille du héro Aung San passe alors pour un signe du destin, une opportunité politique. Les militants ne tardent pas à lui proposer la tête du mouvement. Elle accepte et deviendra du jour au lendemain le nouveau visage de la lutte démocratique, et donc la nouvelle cible de la junte militaire.
L’orchidée de fer : construction de la douce inflexible
Si cette lutte semble être d’une brusque nouveauté dans la vie d’Aung San Suu Kyi, la détermination qui l’accompagne est sans vergogne. Nouvelle proie des généraux, elle ne s’octroie aucune hésitation, aucun répit.
En septembre 1988, aussitôt sa famille retournée en Angleterre, elle crée son parti politique. La ligue nationale pour la démocratie (LND), en soutient aux manifestants, sera l’objet de sa toute première allocution publique.
« Ce n’est pas le pouvoir qui corrompt, mais la peur : la peur de perdre le pouvoir pour ceux qui l’exercent, et la peur des matraques pour ceux que le pouvoir opprime […] Dans sa forme la plus insidieuse, la peur prend le masque du bon sens, voire de la sagesse, en condamnant comme insensés, imprudents, inefficaces ou inutiles les petits gestes quotidiens de courage qui aident à préserver respect de soi et dignité humaine. »
Aung San Suu Kyi, Freedom from fear 2012
Un an plus tard, l’espoir du peuple provoquant la hantise des dirigeants, ASSK est assignée à résidence. Ses camarades de la ligue sont emprisonnés, torturés et tués. Alors que son isolement devait initialement durer six ans, elle reste captive du régime jusqu’en 2010, année de libération définitive.
« Je n’ai jamais vécu cela comme une situation particulièrement difficile, c’était plutôt irréel. […] Je n’ai rien à pardonner à qui que ce soit car je ne crois pas que l’on m’ait fait du tort. »
Aung San Suu Kyi dans un entretien à la télévision Suisse RTS, deux ans après sa libération.
Dans ses déclarations, sa retenue et sa pudeur à condamner les coupables de son isolement interpellent. Celui-ci l’a pourtant privée de l’espoir de voir grandir ses enfants ou d’être au chevet de son mari dans ses dernières souffrances.
Mais ces quinze années d’emprisonnement lui auront permis de construire une stratégie de démocratisation solide pour le pays. La notoriété mondiale acquise durant cette période grâce à l’acharnement de son mari, des exilés politiques et de la diplomatie britannique est indissociable de sa montée en pouvoir.
Elle remporte le prix Nobel de la paix en 1991 grâce à son époux. Il ne sera que le premier d’une kyrielle d’autres distinctions (prix Sakharov, prix Rafto, Ambassadeur de la conscience, honoraire de la liberté…etc.). Les chefs militaires, paralysés par des sanctions internationales commencent à prendre peur.
Après cinquante ans de dictature militaire, et un « gouvernement de transition » (2010-2015) confié au général Thein Sein au terme d’élections truquées, le 8 novembre 2015 restera une date clé dans la démocratie Birmane. Celle des premières élections transparentes et multipartites, remportées à 79 % par la LND. Trois mois plus tard, les élections présidentielles mènent Aung San Suu Kyi au poste, créé sur mesure, de conseillère d’État. Empêchée de candidater à la présidence par la Constitution car veuve d’un étranger, c’est pourtant bien elle qui dirige le Myanmar depuis 2016.
Espoirs déchus, Rohingyas abattus, popularité perdue
La programme d’ASSK se résume en trois points. Réduire le pouvoir de l’armée, entériner les conflits politico-ethniques et promouvoir le développement économique et social du Myanmar. Aucune mention du nettoyage ethnique qui s’annonce contre la minorité Rohingya, musulmans du sud-ouest du pays.
Son bilan : 6 700 morts en un mois, près de 700 000 exilés au Bangladesh. Elle n’est pas accusée d’avoir commandité ces horreurs mais le silence qui sera le sien soulève la question de sa culpabilité, à défaut d’intervention. Alors que des personnalités du monde entier s’insurgent et s’organisent pour les faire cesser, elle plonge dans un mutisme ponctué de déclarations pour le moins maladroites.
En 2019, âgée de 74 ans, la dirigeante comparaît devant le tribunal international. L’organisation de coopération islamique (OCI, 57 membres dont l’ONU) accuse le Myanmar de génocide. Deux mois avant cette audition, une commission d’enquête de l’ONU conclut que les 600 000 Rohingyas encore au Myanmar vivent sous la menace d’un nouveau génocide et dans l’entière négation de leurs droits fondamentaux. Elle apporte aussi de nouvelles preuves étayant l’intention génocidaire de l’armée. ASSK lui préférera le terme « d’exode ».
Les récompenses et les titres qui lui ont été retirés sont nombreux et pourtant, elle reste le messie libérateur, une bénédiction presque divine aux yeux du peuple birman. Celui qui a le droit de voter du moins.
En mars prochain se tiendront les élections présidentielles. Reste à savoir si Aung San Suu Kyi se verra confier à nouveau la direction du Myanmar via la réélection de son ami et allié le président U Htin Kyaw.