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Dans une énergie folle et musicale, Pete Docter offre une nouvelle lecture de la vie de ses personnages et de ses spectateurs. Soul est une œuvre en perpétuelle réinvention, fragile et à coeur ouvert : un chef-d’œuvre.
En cette année 2020 où le monde s’épuise de l’obésité de ses idées, Pixar nous rappelle que nous pouvons encore respirer et se réincarner en quelque chose de plus aspirant, loin du vacarme. En-Avant de Dan Scalon sorti en mars dernier faisait justement de la réincarnation son maitre mot, pour retrouver ceux qu’on a perdus, et que l’on a aimés. Soul de Pete Docter, à qui l’on doit quelques-uns des plus grands chefs-d’œuvre de la firme à la lampe (Montres et Cie, Là-Haut ou encore Vice-Versa) pourrait en être la suite comme le reflet tant il est encore question de doubler les conditions de notre existence pour mieux voir la vie en face.
Pour la vie : un simple geste qui mêle l’émotion à la simplicité, monnaie courante dans le génie Pixar. Même au croisement de la mort. Car si En-Avant mettait en scène deux frères traînant la moitié du corps de leur père défunt à travers des contrées fantaisistes, Soul montre à partir de la mort de Joe Gardner, un jazzman raté, comment marche la vie quand elle se termine bien sûr, mais aussi avant sa naissance, ou même peu après : la fabrication des personnalités, la recherche des vocations et même d’une flamme qui anime toutes les vies de toute la Terre. Mais face aux préceptes du début et de la fin, et de ce que l’on fait entre les deux, Soul prend le parti pris de brouiller les pistes, pour mieux recalculer nos vies et le sens que nous cherchons à leur conférer rien qu’en se posant la question. Un regard fait de métamorphoses, qui forment un trou sans pareil dans l’énergie des fictions Pixar, entrainant ses tics et concepts toujours plus hauts.
Retrouver le monde
Soul est finalement un film très troublé par son propre concept, ce qui change la donne du cinéma de Pete Docter. Lui qui conférait aux monstres des émotions humaines – en l’occurrence, celles d’une enfant dans Monstres et Cie – jusqu’à faire rentrer ce parti pris dans une tout autre dimension avec des émouvantes émotions dans Vice-Versa. Où pourrait se loger l’humanité dans l’imagination qui la lie au monde ? Dans Soul, la réponse est claire, plus fragile que les exemples précédents, mais toujours si émouvante : elle se trouve peut-être en nous. Non pas dans ce vaste au-delà rangé comme une université avec des amphis, des bâtiments pour différentes filières de personnalités ou ce « grand bazar » en guise de bibliothèque où se trouve peut-être le but, la fameuse flamme de notre vie. Pete Docter revient toujours au fondement de son histoire, autour de Joe Gardner, de sa vie, sa sensibilité pour la musique, sa famille… Ce jonglage entre ce qui est bigger than life et les notes d’un piano font toute la vision trouble et parfois rapide du film, mais pourtant cet écart, au-delà d’être généreux, le rend infiniment délicat : à l’image de la scène la plus émouvante du film où de simples objets donnent naissance à une mélodie transcendantale.
Il y a ici une idée développée dans la série The OA, dont le film semble parfois s’inspirer : faire bifurquer la fiction vers un au-delà pour mieux remettre les pieds sur Terre. Créer des mondes pour mieux altérer le nôtre. Soul dérive énormément, c’est un trou vers nous, menant vers différentes dimensions (ce que le film appelle le Grand Après et le Grand Avant, ou encore ce saut dans l’espace avec vue sur la Terre) et même différentes formes lorsque la 2D et la 3D se mélangent plusieurs fois. Il y a ici une vision d’un monde dont les désirs d’au-delà sont en conjoncture constante avec la vie d’un homme, permettant à celle-ci de mieux se trouver et, chose bouleversante, de se regarder les yeux dans les yeux. L’infiniment grand et l’infiniment petit ne sont pas que des questions de grandeurs : ils sont interchangeables.
Voir sa vie
Si tout pouvait être connecté, quand bien même, nous ne pourrions pas connaître à quel point les mystères de la vie sont éloignés de notre compréhension, alors tout est possible, y compris assister à sa propre vie. L’idée la plus charmante de Soul, au-delà de sa morale digne d’un torrent émotionnel, est de faire assister Joe à sa propre vie en voyant son corps habité par une Âme, appelée Vingt-Deux, sur le point de naître et qu’il doit former afin qu’elle puisse trouver sa flamme – chose que Vingt-Deux n’a jamais réussi à trouver après des siècles de formations auprès d’autres mentors. The OA exerçait la même pratique, en transportant les âmes des personnages dans des corps, les leurs, appartenant à une autre dimension. Tandis que le parti-pris de The OA était propice à une quête amoureuse, Soul fait le choix d’une introspection croisée. Joe voit Vingt-Deux prendre goût à la vie dans son propre corps en même temps qu’elle se rapproche des différentes personnes qui font sa vie. Il y a alors une connexion entre la vie vécue – celle de Vingt-Deux mais aussi de Joe qui sont globalement remplies d’échecs – et celle qui reste à vivre.
Ce rapport au point de vue, temporel, croisé et véritable dans la logique de ces deux personnages fait poursuivre cette entreprise troublante qu’opère Soul au moment où différents mondes, valeurs et existences sont mêlés dans la même image. Vingt-Deux n’est pas encore née que Joe est déjà mort, mais tous deux parviennent à (re)trouver la vie : la réincarnation vient de là, dans ce don de soi existentiel et ultra-fantastique, à l’image de Coco où le vivant donnait de sa personne pour renaître, par le souvenir, une personne morte et aimée. Ainsi Soul rejoint cet optimisme qui fait la légende de tout Pixar. Mais par ce trouble que le film constitue dans son univers et la répartition du point de vue de ses personnages, nous sommes en droit de nous demander, à notre tour, si la vie n’est pas aussi fragile que ceux qui l’animent.