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La naissance de Citizen Kane à travers la vie, passée et présente, de Herman J. Mankiewicz, alias Mank. Ne se limitant pas au récit biographique et historique, David Fincher est bouleversant de sincérité quand il filme les multiples facettes d’une vie et offre une fresque introspective sur l’objet du film lui-même.
Le nouveau film de David Fincher est un système fait d’allers-retours entre différents épisodes de la vie d’un seul et même homme. Il dessine les énigmatiques liens entre entre le passé et le présent d’un artiste. Herman J. Mankiewicz, le futur scénariste de Citizen Kane à l’instant où le film commence – en 1940 – est enfermé dans une piaule, cloué au lit, la jambe dans le plâtre, tout en sueur face aux (fausses) bouteilles d’alcool disposées à quelques mètres de son malheur. Quand on lui demande, au tout début du film, s’il va bien, il répond, tel un programme à déballer à des spectateurs, que c’est « une vaste question ». Ironie mordante qui va régir le système dont nous parlons, teintée d’une recherche de la vérité pour mieux trouver un sens à la vie du personnage.
Retrouver la vie…
A partir de cet espace confiné, David Fincher va essayer de donner un sens à cette réponse : vaste intention que voilà. Une mise en scène qui se traduit par la reconstitution de l’immense industrie hollywoodienne des années 1930, au cours desquelles ce personnage fantasque, iconoclaste et en rupture constante, interprété par un Gary Oldman qui ne cesse d’accumuler les grands rôles, traîne les pieds dans un monde en train de tomber dans les vices électoraux et le copinage industriel. Le travail du temps, central chez le cinéaste, veut que la dilatation – par l’écriture, au présent, entre quatre murs transpirants – puisse créer le passé dans la vaste chorale du cinéma, de ses studios et de ses acteurs.
Dans ce travail où temps et espaces s’imbriquent, Mank reproduit le même geste cinématographique que Citizen Kane, avec des flashbacks continus. A ce détail précis et important que chez David Fincher, Mankiewicz continue de vivre, tandis que Charles Foster Kane est déjà mort dès les premières secondes du film d’Orson Welles. Mank va ainsi aller bien plus loin que la logique traditionnelle du biopic, qui veut qu’un prétexte – ici l’écriture de Citizen Kane – puisse placer chaque élément important de la vie du héros. Ici, il y a une recherche minutieuse et précise de la vie et du temps perdu. Le temps consacré par Mank aux questions électorales liées à l’essor des fake news, la montée du nazisme, l’amitié nourrie avec Marion Davies et ses relations avec les pontes de la MGM : des moments perdus dans les limbes du nihilisme vers lesquels le film va le faire revenir dans le cadre de son confinement scénaristique.
Si Mank raconte la naissance de Citizen Kane, le film entretient un lien mystique qui est de l’ordre du vécu et de ce qui reste à vivre : cette idée du film dans le film concerne davantage celui qui défile sous nos yeux. La vie de Mank ne fait pas l’objet d’une enquête, ni d’une nécessité de réponses aux tourments de son existence, mais d’un processus où la mémoire se confond avec le présent : la fin sublime montre Marion Davies revenir vers son ancien ami devenu boiteux. Le passé revient, se réalise à l’image d’un personnage désormais changé, épris de ce qui lui arrive, réparé par le présent.
… et composer le film
La femme de Mank, « Poor » Sara (pauvre Sara), fait aussi l’objet de cette libération en imposant à la fin du film que son surnom ne soit plus permis. Mais elle montre la voie en avouant à Mank qu’elle ne s’est jamais ennuyée à ses côtés, malgré ses frasques autocentrées et déballées pendant les flashbacks. Si le risque du pathos ici est réel, David Fincher fait le choix de la résilience ; et c’est peut-être une première fois chez ce cinéaste adepte des descentes existentielles sans réponse. Si la structure de Mank est celle de Citizen Kane, le sentiment recherché par le personnage à travers sa mission d’écriture pourrait être aussi celle de David Fincher. On pourrait voir à travers le noir et blanc, le son mono et les brûlures de cigarettes s’afficher à l’écran une façon pour lui d’imiter ou de faire sa déclaration d’amour au septième art : et pourtant, le cinéaste ne fait que s’amuser, à hauteur d’homme, à hauteur de son personnage.
C’est ce traitement pratique et affectueux entre un cinéaste et un scénariste – un lien souvent recherché mais secret à l’époque, le scénariste exécutant un travail de l’ombre – qui permettrait l’identification de David Fincher : toujours plus proche de son père, qui signe ici le scénario, mais aussi et surtout des différents personnages. Ce point de vue depuis le vécu du personnage permet de mieux distribuer les seconds rôles : nous parlions de sa femme et ses nombreux regards posés sur Mank, mais on pense aussi à Marion Davies, poupée de cire venue hanter des occasions manquées, Louis B. Mayer, ponte irrécupérable de lâcheté, ou encore William Randolph Hearst et bien sûr Joseph L. Mankiewicz, le frère cinéaste. David Fincher distribue les mémoires d’un homme comme il place des personnages : cela fait la profondeur incroyable de l’écriture, et par conséquent l’équilibre de la mise en scène. David Fincher, une fois de plus, continue de faire de la nuance son maître mot : entre différentes temporalités, regards, expressions et tournants de la vie. Telle une fresque où la question du temps, et de la vie qui l’accompagne, s’entête à trouver une réponse à son écoulement, il se peut, une fois de plus, que David Fincher soit arrivé à raconter son propre film.